Aujourd’hui dans notre interview Dé mó, kat pawol, nous recevons notre amie et écrivain Suzanne DRACIUS qui a dirigé la monographie collective « La Faute à Bonaparte ? », qui se concentre sur le rétablissement de l’esclavage par le Premier consul et sur le Code Napoléon.

Comment t’es-tu retrouvée dans cette aventure littéraire historique ?

Voici l’une des raisons de la genèse de ce livre, en ce qui me concerne : lycéenne à Sceaux, seule élève « de couleur », j’ai vu arriver, au très chic lycée Marie-Curie, une Haïtienne, et mes camarades ont eu un atroce comportement raciste, prétendant qu’elle « sentait le fauve », que c’était une « « négresse à plateau »… Je leur ai rétorqué que ses ancêtres ont vaincu l’armée napoléonienne, la plus puissante de l’époque. Elle m’a remerciée, mais a ajouté : « Tu sais, mon père est un diplomate haïtien, il va d’ambassade en ambassade, je ne reste jamais longtemps au même endroit. Ne prends pas trop ma défense, ne te mets pas tes amies à dos, car tôt ou tard je vais partir dans un autre pays étranger, et toi tu vas te retrouver toute seule, tu te seras pourri la vie. Tu es bien intégrée, ne gâche pas tout pour une amie éphémère. » J’en ai encore la chair de poule, la tremblade, les larmes aux yeux, mais ça m’a donné l’enthousiasme d’écrire en général, et de participer à LA FAUTE À BONAPARTE en particulier. Mon amie haïtienne éphémère m’a fait réaliser que j’avais un autre rôle à jouer et que j’avais mieux à faire. C’est l’une des causes de la genèse de ce livre qui rend, entre autres, hommage à « Haïti, le pays où la Négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité », dixit Césaire.

Quelle a été la méthode de travail ? Au point de vue historique et littéraire…

Ce livre mène une enquête. Il ne se contente pas de poser la question, il y répond. En l’occurrence ce sont quatre historiens, une avocate et une écrivaine qui instruisent l’affaire, instruisent le public, s’en prennent aux idées reçues, aux rumeurs, tirent au clair les on dit, éclairent les parts d’ombre, les côtés sombres de Napoléon Bonaparte, tout en pratiquant le DOCERE LUDENDO (instruire en amusant), car il y a aussi des passages plaisants, quoique authentiques.

En concertation entre l’éditeur Jean-Benoît Desnel – instigateur du projet — et moi-même, directrice de la collection Campus, qui dirige cet ouvrage, notre choix s’est porté sur l’avocate ancienne Bâtonnière Danielle Marceline pour mettre en lumière la face obscure du Code Napoléon qui traite les femmes comme des moins que rien, et, pour apporter les éclaircissements nécessaires et des avis éclairés sur la face sombre de Napoléon Bonaparte, nous avons fait appel à quatre historiens, tous spécialistes de la question de l’histoire coloniale et de l’esclavage. Quant à l’auteur de la préface, Pascal Blanchard, il est également historien et spécialiste du « fait colonial » et de la « décolonisation ».

Le rétablissement de l’esclavage n’a pas été le même en Martinique qu’en Guadeloupe, est-ce que cela a contribué à votre analyse ? La Martinique étant passée sous le joug anglais en 1794.

Bien sûr ! Le cas particulier de la Martinique est étudié. Cependant « la faute à Bonaparte », c’est-à-dire « Le rétablissement de l’esclavage sous le Consulat : une décision improvisée ou le fruit d’un projet préparé ? » est la question primordiale, à laquelle apportent des réponses les historiens spécialistes de cette époque, notamment Marcel Dorigny.

Quant à l’historien guadeloupéen René Bélénus, dans l’incipit de sa contribution intitulée « Destins croisés », il fait le parallèle entre Saint-Domingue et Guadeloupe : « L’expédition qui conduit en Guadeloupe le Général Richepance, de mai à septembre 1802, est nettement moins connue que celle que dirige parallèlement à Saint-Domingue le beau-frère de Napoléon Bonaparte, le Général Leclerc. La différence de superficie entre ces deux îles antillaises, l’énorme potentiel économique et humain de Saint-Domingue et, plus encore, le retentissement exceptionnel des troubles qui agitent cette colonie à partir de 1791, justifient de façon évidente que l’on ait pu occulter cette seconde expédition pourtant quasiment simultanée. »

Comment avez-vous analysé les faits – le rétablissement de l’esclavage et le code Napoléon ?
Vous avez choisi d’exposer le côté obscur de Bonaparte mais n’est-ce pas une des nuances de gris d’une personne ?
Une personne ne se définit-elle pas à la somme de ses bienfaits et de ses méfaits ?

« Ils sont six à avoir œuvré dans ce livre (La faute à Bonaparte ?) pour éclairer d’un autre regard Napoléon Bonaparte à l’heure du bicentenaire de sa mort […] Le débat est nécessaire et utile, et ce livre permet de regarder autrement le « temps Napoléon » et de débattre sereinement de la célébration de la mort de Napoléon », comme le signale Pascal Blanchard, l’auteur de la préface.

Bernard Gainot précise que, « Dans la controverse actuelle autour de la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon, la question du rétablissement de l’esclavage occupe une place majeure, ce qui était loin d’être le cas lors des précédentes commémorations d’événements de la période napoléonienne. Sans que le niveau du débat scientifique en bénéficie, bien au contraire, tant les arguments échangés sont éloignés de l’état actuel de l’historiographie et de la recherche historique. Le point central est la loi du 20 mai 1802 (30 floréal an X), improprement appelée « de rétablissement » de l’esclavage, puisque c’est une loi qui établit, pour les colonies, un double système, sur le plan juridique, au moment où la France va connaître sa première période de paix depuis 1792. L’enchaînement des faits, qui vont conduire de la Paix d’Amiens (4 germinal an X, 25 mars 1802) à l’arrêté rétablissant, sans éclat et presque honteusement, l’esclavage dans une colonie où il avait été précédemment aboli, la Guadeloupe (juillet 1802) est relativement connu. Plusieurs contributions du présent ouvrage éclairent ce cheminement. Ce qui est moins connu est le fait que la décision, diluée dans le conjoncturel, et de ce fait apparemment le résultat d’une chaîne de circonstances, est aussi le produit d’un processus législatif relativement complexe, issu de la Constitution de l’an VIII. Il faut aussi bien prendre en compte le contexte proprement réactionnaire qui marque le mois de floréal an X (mai 1802). C’est l’ensemble du legs révolutionnaire qui est la cible de ceux, bien souvent fraîchement revenus d’exil, qui sont animés d’une volonté de revanche. »

Avez-vous basé votre regard sur ces faits en évitant de porter un regard anachronique sur le passé ?

Ce sont quatre historiens ; les historiens ne produisent jamais rien d’anachronique ! Marcel Dorigny situe clairement les faits : « À l’arrivée de Bonaparte au pouvoir, en novembre 1799, l’esclavage colonial était détruit par la loi, même si son application n’avait pas été effective sur toutes les colonies françaises. Quatre années plus tard, fin 1803, l’héritage révolutionnaire colonial a été détruit : l’esclavage était restauré à la Guadeloupe et en Guyane, la traite négrière avait été relancée à grande échelle. À Saint-Domingue, de loin la plus riche colonie à la fin du XVIIIe siècle, la politique de Bonaparte a été un échec absolu : la guerre de restauration de l’autorité de la métropole s’est terminée par la première défaite militaire du régime napoléonien avec pour conséquence immédiate l’indépendance de Saint-Domingue aux mains des anciens esclaves, à la différence de l’indépendance des États-Unis en 1783, au profit des seuls colons blancs. »

Quant à la juriste, l’avocate Danielle Marceline, elle présente la réalité du Code napoléonien tel qu’il a été promulgué : « Contrairement au principe révolutionnaire de l’égalité des individus, le Code civil, aussi appelé Code Napoléon, maintient les femmes, et surtout les épouses, dans une condition juridique inférieure à celle des hommes. Napoléon Bonaparte n’avait-il pas proclamé : “Il faut que la femme sache qu’en sortant de la tutelle de sa famille, elle passe sous celle de son mari” ?

[…] Il faudra attendre 1848 et l’abolition de l’esclavage pour que l’esclave rentre dans le Code civil. Mais l’ancienne esclave « ne passe pas de l’esclavage à la liberté mais de la propriété du maître à la dépendance du mari, même si celle-ci est moins destructrice ».

Devenue personne juridique, la femme esclave, mais aussi la femme, quel que soit son statut, devra attendre des décennies pour que lui soit reconnue l’intégralité des droits civils et politiques. Elle va conquérir de haute lutte une place que Napoléon Bonaparte lui avait confisquée. »

Tu as défendu Joséphine d’être à l’origine supposée du rétablissement de l’esclavage.
Que penses-tu de cette cancel culture qui vise pour certains à détruire et réécrire l’histoire à l’aune de notre époque ?
Question « provoc » : Joséphine, Martiniquaise ou pas ?
Que penses-tu de la destruction à Fort-de-France de la statue de Joséphine ?
Une erreur, une tentative de réécriture ou un mauvais remède à un mal profond ?

Détruire n’est pas constructif, c’est une évidence, une tautologie !

« Joséphine, une responsabilité dans le rétablissement de l’esclavage ? » est précisément le titre du chapitre où Érick Noël s’emploie à répondre à cette question : « Elle n’est pas intervenue dans cette affaire », a pu écrire Jean-Marcel Champion en 1995 à propos du rétablissement de l’esclavage, précisant qu’il fallait d’emblée « exclure [son] rôle actif » dans le débat. Christophe Pincemaille lui fait écho en 2020, lorsqu’en évoquant un « faux procès », il conclut que n’ayant « jamais formulé en public la moindre opinion », Joséphine n’a « ni désapprouvé, ni justifié » la loi de 1802. […] « Nul doute que celui qui, après avoir éteint toute opposition intérieure et signé à Amiens la paix avec les Anglais, entendait reconstituer un empire amputé de sa « perle », Saint-Domingue, a été acquis à l’idée de renouer avec la prospérité des Îles à sucre en tentant même, à l’issue de son échec en Égypte, de faire repartir la machine coloniale rompue outre-Atlantique – traite et système esclavagiste à la clé. En ce sens, l’accord de rétrocession de la Louisiane à la France, conclu au même moment avec l’Espagne, est significatif. »

Bien sûr que Joséphine est une Martiniquaise !
Pour rester dans la provocation, je citerai les responsables du tourisme de Sainte-Lucie, qui plaisantent en disant que, si les Martiniquais ne veulent pas de Joséphine, Sainte-Lucie en veut bien !

Érick Noël fait remarquer que « La formule “Sire, votre cour est toute créole”, prononcée sous Louis XVI, pourrait s’appliquer encore à l’heure de l’Empire, et Bonaparte ne fait que s’inscrire dans cette tradition lorsqu’il entérine en 1804 par un mariage religieux son union célébrée civilement huit ans plus tôt avec Joséphine. »

Dans cet ouvrage, il ne s’agit pas de « réécrire l’histoire à l’aune de notre époque », mais de l’éclairer à partir des éléments en notre possession. Ainsi René Bélénus explique-t-il qu’ « À Saint-Domingue, Donatien Rochambeau, réputé cruel et despotique et qui s’est déjà illustré par sa haine implacable du nègre, affirme que ce qu’on attend de lui est : “tailler du nègre, massacrer, torturer jusqu’à en perdre l’âme !” Ainsi, les marins reçoivent l’ordre de jeter les prisonniers noirs à la mer avec un sac de sable attaché au cou. De même il envoie à Cuba le comte de Noailles afin d’en ramener cinquante chiens spécialement dressés pour déchiqueter du nègre. » Ce sont des faits historiques authentiques portés à la connaissance du lectorat d’aujourd’hui.

Et, dans ma contribution, j’insiste sur le fait que, « Insulaires descendants d’esclaves – nul n’est esclave par nature, et Ronsard en personne, qui parle d’ « esclaver [s]on cœur » et d’« esclaver [s]a Liberté », m’autorise à employer ce terme, loin d’être un néologisme –, le « nègre fondamental » célébrant « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité », bafouant Bonaparte, et la calazaza marronne en son volcanique métissage, ces « nègres gréco-latins » ne pouvaient qu’observer, chez cet impérial îlien en début et en fin de vie farouchement esclavagiste, l’omniprésente influence de l’empire romain, intrinsèquement esclavagiste, lui aussi, mais à ceci près que l’esclavage, dans l’Antiquité gréco-romaine, n’était absolument pas lié à la couleur noire, et n’avait rien à voir avec la race et le racisme, notion récente consécutive à « l’esclavage des nègres » déportés d’Afrique.

Comment intégrer au récit national Delgrès, Solitude, Pelage, Ignace et Massoteau ?

Cet ouvrage y contribue largement, au cours des chapitres des divers contributeurs ainsi que dans les Annexes. C’est un travail de longue haleine, salutaire et nécessaire.

Doit-on continuer à glorifier Napoléon ou juste commémorer un dirigeant qui a réalisé des choses remarquables mais également déshonorantes ?

Pascal Blanchard conclut ainsi sa préface : « Ce que réclament l’éditeur de ce livre et les six contributeurs au regard de leur “travail éclairé”, c’est une commémoration en débat. Et le débat existe dans ce livre autour des décisions et de la politique de l’empereur. Cette “figure majeure” de l’histoire de France doit être “regardée les yeux grands ouverts” et “en face”, précise Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, et c’est précisément ce que fait ce livre. Lisez-le. »