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Le parlement de Rennes

Jean Mor n’avait pas revu Rodin depuis leur séparation dans l’antichambre de la sénéchaussée. Sans crier gare, le mulâtre avait glissé du premier rôle à celui du comparse. Il n’avait plus sa place sur scène. Avait-il été entendu seulement par les juges ? Jean Mor n’en était pas certain. Le jeune homme, maintenant dégrossi et mûri par l’épreuve, devenu plus à même de comprendre les rouages intimes dans lesquels il vivait, n’était pas loin de trouver normal que les magistrats aient reculé au moment d’affronter le puissant comte de Grasse. Probablement, la psychose du poison n’étant pas tout à fait éteinte à Brest, avaient-ils jugé habile de laisser un espion dans la place. Dans ce cas, Rodin était tout désigné. Cela expliquerait pourquoi, à leur retour dans les entrailles du château, on ne les avait pas réinstallés dans la même cellule. Le mulâtre se trouvait-il encore dans la forteresse ? Rien de moins sûr en vérité.
Le jeune noir en était là de ses réflexions lorsque le branle des argousins vint l’arracher à l’odieuse torpeur dans laquelle il sombrait.
On le traîna par les couloirs étranglés de la forteresse. Les voûtes formaient écho et renvoyaient de coursive en coursive les voix des geôliers qui s’amusaient à le faire naître. Bientôt on arriva dans une cour silencieuse où, dans le brouillard du petit matin, une escorte de gendarmes, tenant leurs chevaux par la bride, attendait près d’une berline sombre. Ce matin-là, le lieutenant qui commandait le poste était un jeune garde-marine qui n’avait pas vingt ans. Il faut croire qu’il s’agissait pour lui d’une des premières fois, car c’est en rougissant qu’il salua le chef de l’escorte venu se présenter, un vétéran de la guerre de Sept Ans engoncé dans son habit de drap bleu à doublure rouge, avec revers et parements écarlates garnis de galons d’argent, et lui confia un pli portant le sceau de la sénéchaussée.
Un long frisson parcourut les épaules de Jean Mor découvrant l’intérieur de la voiture dans laquelle il allait devoir faire un voyage qu’il devinait très long ; il était équipé de deux cages étroites munies de forts barreaux.
—Grimpe dans le premier panier !
Jean Mor s’exécuta. Ses yeux s’accommodèrent très vite à l’opacité, car, bien loin de l’éteindre, l’obscurité du cachot avait aiguisé son regard. Au fond de la seconde cage une masse recroquevillée se déplia avec la violence effarée d’un homme brusquement éveillé.
— Toi ! s’exclama Jean Mor.
Il avait reconnu Louis Rodin dans ce zombi échappé à la nuit.
— Oui, Monseigneur, pour te servir ! Plaisanta le mulâtre.
Rodin n’avait pas changé. En toutes circonstances, il lui fallait montrer son esprit supérieur et ses manières raffinées.
— Ah, compère ! ajouta-t-il. Quelle aventure, n’est-ce pas ? Nous voici de nouveau embarqués dans une foutue histoire !
— Sais-tu où l’on nous mène ?
— A Rennes, mon cher. Pour le procès d’appel.
A l’issue du procès, lorsque l’on avait expliqué à Jean Mor la procédure d’appel, assommé par la violence du verdict, il n’avait compris qu’une seule chose, elle sursoyait à son exécution. C’est donc avec une surprise non feinte qu’il apprenait qu’il devait une deuxième fois être jugé et que Rodin, qui selon l’avait trahi pour sauver sa peau, devait l’accompagner.
— A Rennes ?
— Oui, au parlement de Bretagne. C’est là que l’on rejuge toutes les affaires criminelles. Dis-moi, au moins tu sais où se trouve Rennes ?
— Oui, vaguement.
—Plus de soixante lieues à se taper dans cette guimbarde ! Tu auras tout le temps d’apprécier la distance ! Mais après tout nos ancêtres ont connu pire au fond des cales négrières.
Jean Mor admettait mal que Rodin parlât ainsi de l’esclavage. Sans s’expliquer pourquoi il trouvait ces propos déplacés dans la bouche du mulâtre. Mais, en quoi sa parole était-elle plus légitime ? Les circonstances le rendant incapable de pousser plus avant sa réflexion, il s’abstint de répondre.
Ils entrèrent dans Rennes par la porte Mordelaise, un châtelet trapu, encadré par deux robustes tours percées de meurtrières, qui avait dû au cours des siècles débouter plus d’un envahisseur. La berline, furieusement secouée par le pavé, passa sous la porte charretière dans un affreux bruit de ferraille amplifié par l’étroitesse de la voie puis elle traversa le faubourg, un étrange ramassis de masures elles aussi plusieurs fois centenaires où grouillait une vie étranglée de misère, chiche et industrieuse, avant de longer la Vilaine, assez belle fille dans sa partie urbaine, pour aboutir enfin aux beaux quartiers.
Prisonniers de leurs cages, Jean Mor et Louis Rodin n’étaient pas en excellente position pour jouer les badauds. Cependant, en approchant leur visage de la grille et en collant leur front fiévreux à l’acier des barreaux, ils parvenaient à distinguer l’essentiel du panorama de la capitale bretonne.
Bientôt on fut à la place Royale, splendide d’élégance, avec, en son milieu, une imposante statue équestre de Louis XIV.
Louis Rodin s’agrippa pour mieux voir.
— Cette statue, assura-t-il, très fier, une fois de plus, d’afficher l’étendue de ses connaissances, n’est pas là seulement pour le décorum. Je l’ai entendu dire par Monsieur de Valdon chez le comte de Grasse, qu’on l’avait placé là pour obliger ces messieurs du Parlement, si prompts à prendre la mouche et à fronder, chaque fois qu’ils passent devant elle en entrant ou en sortant du Parlement, à s’incliner devant la puissance royale.
Le pavé maintenant était rond. La berline, quoique mal suspendue, berçait ses occupants plus qu’elle ne les secouait. On longea la façade enchâssée dans deux pavillons d’angle à toiture pointue du superbe palais avant que la voiture ne s’engouffre, par une porte cochère et s’arrêta dans la cour intérieure. Les chevaux s’ébrouèrent, piaffèrent, hennirent du contentement d’avoir achevé cette dernière et longue étape, tandis que les gendarmes extrayaient de leurs cages incommodes Jean Mor et Louis Rodin. Les deux hommes eurent toutes les peines du monde à se redresser et à tenir debout. Aussitôt, on les chargea de fers puis on les dirigea vers le rez-de-chaussée qui faisait office de prison. Jean Mor, rendu méfiant par le premier procès, nota qu’on les enfermait dans des cellules séparées. Ce n’était pas de très bon augure pour la journée du lendemain.
L’affaire n’était pas assez importante pour qu’on la jugea dans la salle des assises et encore moins dans celle des procureurs dont la munificence, au bout de tant de siècles, nous ébahit toujours ; mais au pavillon dit de la Conciergerie dans un local pas vraiment différent de celui de la sénéchaussée de Brest. On y trouvait la même estrade de vieux chêne noirci, les mêmes panneaux fleurdelisés, le même Christ douloureux, la même sellette où Jean Mor se tenait dans la même posture d’humilié ; mais l’appel requérant un plus grand appareil, aujourd’hui, en lieu et place des trois de Brest, ils étaient magistrats à lui faire face. L’interrogatoire, mené par Monsieur Joseph Avoyé de la Bretèche assisté de deux autres magistrats, d’un greffier et de deux huissiers, fut lui aussi un parfait décalque de celui que Monsieur de Lézingant avait conduit à Brest. Aux mêmes questions posées Jean Mor répondit par les mêmes réponses. Non qu’il se sentît encore sous l’influence de Rodin, mais qu’il estimait, sa première condamnation se trouvant suspendue, qu’il eut été de la dernière maladresse de changer de version, il nia tout en bloc. C’était ce que lui dictaient les tambours résonnant dans sa tête, mais en terre d’esclavage, les tambours n’annoncent très souvent que de brèves victoires.
Soudain, Monsieur de la Bretèche, qui paraissait, tant il mettait de hâte à redresser sa perruque qui avait légèrement glissé, n’avoir attendu que ce moment depuis le début de l’audience, levant la tête de ses papiers, posa sur Jean Mor un regard blanc.
— Puisque c’est ainsi, dit en prenant soin de détacher chacune de ses syllabes, la question va se charger de vous faire dire la vérité.
On l’amena.
La salle où était appliquée la question, située au sous-sol de la Conciergerie, n’était éclairée que par des torches qui, fixées de part et d’autre sur les murs chaulés, ne dispensaient qu’une lumière blême qui allongeait les ombres. Un grand feu brûlait dans une cheminée devant laquelle était déposé un matelas souillé qui conservait l’empreinte et l’odeur des anciens suppliciés. Les instruments du bourreau étaient posés à même le sol dallé et, à part une chaise massive munie de liens en cuir et un banc où s’asseyaient le médecin et les juges, il n’y avait pas d’autre mobilier. Un médecin dans une chambre de torture ? Rien de surprenant. Telle était la cruelle l’hypocrisie de l’époque. La torture était toujours poussée jusqu’à l’extrême puisqu’elle servait à l’émergence de la vérité, mais il ne pouvait être question que l’accusé mourut sous elle.
Le bourreau s’empara de Jean Mor avec la froide indifférence de celui qui, exerçant son état longtemps, à tellement entendu protester, supplier et même blasphémer, qu’il n’accorde plus la moindre importance à la souffrance humaine. Il le ligota étroitement sur la chaise puis regarda Monsieur de la Bretèche. Le conseiller du roi, d’un seul mouvement du menton, lui signifia qu’il pouvait commencer. Alors, avec toujours son air d’impassibilité, monsieur de Rennes chaussa Jean Mor de brodequins soufrés puis lui approcha les pieds du brasier qui rugissait toutes les flammes de l’enfer. La douleur lui parut au début supportable ; mais, quand le métal fut sur le point de virer au rouge, Jean Mor, une mauvaise sueur couvrant son front et descendant jusqu’aux aisselles, gémit, la gorge étranglée par les larmes :
— Messeigneurs, ayez pitié de moi supplia-t-il. Je ne voulais que la liberté.
Monsieur de Rennes écarta la chaise du brasier pour que puisse reprendre son souffle. Ce fut un très court intermède. A un nouveau signe du menton de Monsieur de la Bretèche, le bourreau approcha à nouveau la chaise du brasier. La chair grésilla. Une fumée âcre, sentant le soufre et la corne brûlée, se rependit dans la salle sans déclencher, sur le visage des magistrats ou dans leur attitude, la moindre marque de dégoût ou de commisération.
— Croyez-moi, dit Monsieur de la Bretèche en se penchant sur l’oreille de Jean Mor avec un air chafouin tandis que le bourreau reculait la chaise pour la quatrième fois, vous vous épargnerez bien des tourments en nous disant la vérité. Il ne sert à rien de vous taire, les faits sont établis. Dites-nous le nom de vos complices et se sera fini.
— Je n’ai pas de complices, répéta Jean Mor le visage tordu par la souffrance. C’est la première fois que j’utilisais ces graines. Je ne savais pas que c’était du poison.
— Fort bien, bourreau fait ton office !
Jean Mor ferma les yeux. Une mousse rougeâtre apparut sur ses lèvres et, tandis que le bourreau présentait une nouvelle fois ses pieds au feu, il se pissa dessus. Mais il faisait si chaud devant la cheminée que bien avant que les pieds n’atteignent le brasier, l’urine avait séché. Les murs se déformèrent et dansèrent dans la tête du jeune homme une ronde macabre. Alors, il s’évanouit.
— Il est mûr, grommela le bourreau.
Monsieur de Rennes défit les liens du supplicié puis le jeta plus qu’il ne le posa sur l’odieux matelas. Le médecin, resté jusque-là inactif, se pencha sur Jean Mor pour lui prendre le pouls.
— Le gaillard est robuste. Un peu de repos et il n’y paraîtra plus.
— Fort bien, nous reviendrons plus tard.
On ne torturait jamais plus de huit fois la question dans la même séance. L’usage avait force de loi. Il faut croire cependant que la règle ne s’appliquait pas à Jean Mor. Ce jour-là, le bourreau et les juges revinrent neuf fois et, chaque fois, ils franchissaient un degré dans l’exercice de l’horreur. Plus Jean Mor résistait et plus il voyait croître la haine dans le regard des tourmenteurs ; et comme cela ne suffisait pas, au bout de ce cercle infernal, Monsieur de la Bretèche se piqua d’ajouter la souffrance morale à la torture physique.
— Il faut que je dégourdisse les jambes, dit-il en se levant du banc.
Du matelas où il reprenait lentement ses esprits, s’étonnant de sentir le sang battre à nouveau dans ses pieds sacrifiés, Jean Mor pouvait le voir, l’air perplexe, marcher en long et en travers dans la chambre de torture. Il s’arrêta devant la cheminée qui continuait de cracher les flammes de l’enfer. Il laissa s’installer un silence aussi pesant que la fin du monde puis, après avoir croisé les bras et plongé son menton dans une de ses paumes ouverte, il posa sur Jean Mor un long regard dubitatif.
— Si jamais ils remettent ça, songea le malheureux, je vais mourir à la première passe.
Maintenant, Monsieur de La Bretèche le fixait avec une telle acuité que Jean Mor, nourri aux récits imagés de la plantation, se disait que le regard d’un serpent prêt à mordre devait être le même.
— Très bien, tonna le conseiller, c’est vous qui l’aurez voulu ! Passons à l’affrontation.
On fit entrer Rodin.
Bien que ses yeux soient encore trop sensibles pour fixer longuement un visage, Jean Mor s’obligea à scruter son ancien camarade. Force lui était de reconnaître, le mulâtre, lui non plus, n’avait pas bonne mine. Cependant, pensa le jeune nègre, comment en aurait-il pu être autrement. Il était bien placé pour le savoir, soixante lieues dans une cage et une nuit en prison n’arrangeaient pas son homme. En tout cas, ce n’était pas la question qui l’avait mis dans cet état.
Cela ne faisait pas de doute, c’était la dernière fois qu’ils se voyaient. Quel fiasco que leur aventure ; et comme il s’était fait avoir ! Il aurait dû le deviner, Louis Rodin n’était qu’un marchand d’espoir qui, ne risquant rien ou presque, se donnait du prestige à bon compte.
La confrontation ne donna rien de plus. Jean Mor continua persista dans ses dénégations tandis que Rodin, tout en admettant qu’il connaissant Jean Mor fit observer qu’ils venaient tous deux des îles, servaient des officiers et habitaient à Brest. De là à parler d’amitié, c’était aller bien trop vite en besogne. Lui, Rodin, était un homme libre et, ici, autant qu’à Saint-Domingue où à la Martinique, la ligne était infranchissable.
Restait à rendre la sentence. Comme on se fichait de donner du grain à moudre à Monsieur de Voltaire, elle fut livrée sur-le-champ et sans aucun cérémonial. Le verdict de Brest se trouva confirmé sur chacun de ses points. Cependant, par souci d’humanité ainsi que le précisa Monsieur de La Bretèche, on inversa l’ordre des châtiments. L’esclave ne serait pas livré vif au bûcher mais pendu haut et court et sa dépouille brûlée ; et, comme même pour la justice du roi, il n’y a pas de petits bénéfices, une amende de dix livres lui était infligée.
Et Claude de Noz ? A part en faire, encore et toujours, la victime d’un empoisonnement sordide, jamais il ne fut question de lui. On n’était plus à Brest et à Rennes, Monsieur de la bretèche, n’avait pas à tenir compte de l’omnipotente de la marine. Et puis, ce Jean Mor, de quelle mission se croyait-il investit pour réclamer une liberté dans laquelle il n’était pas né ? Car, enfin, esclave, il l’était déjà en Martinique et, pour frauduleuse qu’elle fut, son arrivée à Brest n’y était pour rien. Monsieur de Noz avait-il l’habitude de le maltraiter ? Pas davantage. Lui-même l’avouait. Point donc n’était besoin de s’encombrer de questions inutiles. Coupable, il l’était mille fois et méritait à ce titre de subir à ce titre toutes les rigueurs de la loi.