Procès de l'esclave Jean Mor, avril 1764, archives de la ville de Brest

Procès de l’esclave Jean Mor, avril 1764, archives de la ville de Brest

 Prologue

Martinique 1761

Bien que l’on ne sût rien de ses parents, on le disait descendant d’un ancien roi de la mythique Afrique et Jean, esclave sur l’habitation l’Etoile à Saint-Pierre de la Martinique, n’était pas loin de se croire d’extraction royale et peut-être divine.  Il avait dix-sept ans et dans l’univers sauvage de la plantation, malgré tout, que l’on soit maître ou esclave, dix-sept ans restait l’âge des rêves et des supputations. Qui aurait pu l’en empêcher ? Depuis qu’à peine sevré on l’avait arraché à sa mère, il vivait dans la grande case, nourri, choyé et caressé à la manière d’un animal de compagnie que l’on mignote tant qu’il s’abstient de tirer sur la laisse. Ainsi n’avait-il jamais connu la morsure du fouet ni l’horreur du travail dans les champs de cannes qui vous rendent plus bas que n’importe quelle bête de somme, mais laisse intacte cette capacité de révolte que les bêtes n’ont pas et qui, en permanence, faisait trembler les maîtres les rendant toujours plus durs et plus impitoyables. Il n’était pas aveugle au point de l’ignorer, mais repu dans sa tranquillité de nègre domestique, il se croyait à jamais préservé et, jamais, l’envie de marronner dans les savanes et dans les mornes, au risque d’être repris et livré aux tourments les plus horribles voir à la mort où la mutilation, ce qui était presque toujours le cas, ne l’avait jamais traversé.  Il parlait le créole, langue que partageaient esclaves et les maîtres, mais, par imprégnation comme on dit aujourd’hui, au contact quotidien des blancs, il savait assez de français pour, comme il eut à s’en rendre compte par la suite, pour se faire comprendre des marins et du peuple des ports. Il excellait dans la conduite des chevaux, servant, depuis peut-être ses dix ans, de cocher à son maître Monsieur Laverdin de l’Etoile. Cependant, sa principale fonction, depuis qu’il était un jeune homme fin et intelligent et trop âgé pour servir de jouet aux enfants, était d’être son valet de pied, également son valet de chambre, voir, à condition qu’il s’abstienne de donner son avis, un peu son confident. Il n’ignorait rien de son état de servitude, mais, contrairement aux nègres agricoles, il se croyait un avenir. Monsieur Laverdin de l’Etoile, un jour qu’il le conduisait en calèche, lui avait dit, au débouché de la rivière Roxelane, alors que leurs regards embrassaient l’ensemble de la rade de Saint-Pierre, qu’un jour, il serait libre. Lui, affranchi, comment ne pas le croire ? Le maître le plus cruel ne joue pas avec ça. C’était un de ces jours lumineux où tout semblait possible. La rade était comme un miroir dans lequel se reflétait un ciel si pur qu’il ressemblait au paradis. Derrière eux, couronné de nuages de chaleur, le volcan ressemblait à un géant, bonasse et débonnaire, plus protecteur que menaçant.  Surtout, ils étaient tous les deux fascinés par les voiliers, petits ou grands, venus du monde entier, qui ressemblaient à ces poissons volants qui éclataient à la surface de l’eau en éclairs brefs qui ne faisaient que souligner l’intense tranquillité de l’instant qu’ils vivaient. Certes, Jean n’avait de la poésie que des notions bien archaïques, mais cette rade, encadrée par des montagnes escarpées, mais tellement verdoyantes, qu’elles ressemblaient à des cascades, lui rappelait la cassette recouverte de velours émeraude dans laquelle Madame Levardin de l’Etoile enfermait ses bijoux.

Levardin de l’Etoile mis une main en visière et désigna une frégate qui sommeillait à quelques encablures du quai où s’entassaient des futailles de rhum, des boucauds de sucre, des sacs de café et d’épices de toutes sortes, et tant de choses encore qui faisaient la fortune et la puissance de la France.

— Le Zéphyr, dit-il, a mis à l’ancre hier en fin d’après-midi. Un de mes cousins de Bretagne y sert en qualité de lieutenant. C’est lui que nous venons chercher. Il va passer quelques jours à L’Etoile avant de rembarquer.  C’est pour nous un honneur que d’accueillir un officier du roi.

Bien sûr, il ne le demanda pas, mais Jean compris à demi-mots que son maître comptait sur lui pour rendre agréable le séjour de son parent à la plantation. C’était très intuitif, mais il savait que des liens mystérieux unissaient la caste des planteurs avec les gens venus de France et qui y retourneraient. Il y avait ceux qu’on ne regardait pas, ceux que l’on tenait à l’écart, mais surtout ceux que l’on recevait avec tous les égards dûs aux personnes d’influence.  Les Messieurs du commerce étaient de loin les plus considérés.

Au même instant, on entendit des commandements à bord de la frégate et un canot, descendu par des poulies, se détacha du flanc noir qu’une bande jaune décorait à hauteur des sabords. Comme ce n’était pas pour lui un spectacle nouveau, Jean ne porta guère d’attention aux quatre rameurs qui arrachaient la barque à la mer endormie, mais il concentra son regard sur l’homme en habit bleu et en culotte rouge, au chef surmonté d’une perruque blanche qui se tenait, le chapeau à la main, à l’avant de l’esquif.

— Certes, c’est un marin, mais pas des plus habiles, se dit-il en observant la manière un peu pataude avec laquelle il sauta du canot pour atterrir sur le quai.

— Mon cousin, comme je suis aise de vous voir, dit Monsieur Laverdin de l’Etoile en prenant son cousin dans ses bras. Mais hâtons-nous, ma femme est impatiente de vous connaître. Vous me donnerez en chemin des nouvelles de la France.

A peine furent-ils sorti de Saint-Pierre que le marin, Monsieur Claude de Noz, se mit à comparer la flore Martiniquaise, particulièrement dense et luxuriante en cette partie de l’île, avec celles rencontrées dans mille pays où le Zéphyr avait mouillé son ancre. A l’en croire, ici, tout était plus beau, plus abondant, plus flamboyant et plus diversifié qu’ailleurs. Selon lui, aucune des îles d’Amérique, même Saint Domingue dont-on faisait tellement cas en France, ne pouvaient soutenir la comparaison.

Depuis son siège de cocher, Jean ne perdait une miette de la conversation. Ce n’était pas sans risque. Imaginez qu’une seconde le maître s’aperçût qu’il écoutait, son affaire était faite. Tout Jean qu’il fut, il ne pouvait s’affranchir des règles implicites. L’esclave n’est qu’un meuble et un meuble n’entend pas. En présence de son cousin, sans doute en évoquant la perte de confiance, Monsieur Laverdin de L’Etoile ne pouvait que sévir et, comme cela arrive toujours dans ces cas, ce serait forcément de manière disproportionnée.

Qu’il exagère son enthousiasme ou non, Claude de Noz n’en finissait pas de s’extasier. Maintenant, il parlait des alizés qui, d’après lui, soufflaient ici plus fort qu’ailleurs. C’était, disait-il, comme à bord de son navire lorsque la brise enflait les voiles et rafraîchissait les corps. Comme tous les esclaves de la Martinique, et cela depuis que le premier d’entre eux avait posé le pas sur l’île, Jean ne croyait pas à cette fable des africains qui voulait que la seule terre habitable du monde soit l’Afrique et que les blancs naissaient et mourraient sur leurs bateaux. Ils avaient appris à leurs dépends que quelque part dans le monde il y avait un pays appelé France et que cette île, sur laquelle ils avaient atterris, n’était pas un mirage. Comment ne pas en être certain ? Il existait de part le monde une infinité de terres qu’ils ignoraient. Bien plus qu’ils ne pouvaient imaginer.

Il le savait, mais c’était tout. Le besoin de connaître des horizons nouveaux ne l’avait jusqu’à ce jour pas davantage tourmenté que le désir de marronner.