Photographie : Christine Le Moigne-Simonis

 La chambre de justice

On était parvenu aux premiers jours d’avril. Le printemps installait ses tendresses sur la falaise du château qu’il couvrait d’un tapis de primevères sauvages que l’on baptise ici bouquets de lait. Rendue à sa jeunesse, la rade, ivre de ses jeunes forces, tendait son échine nerveuse entre les vagues qu’elle défiait avec la grâce d’une cavale. Rien de cet élan, rien cette innocence qui efface pour un temps les chagrins et qui, pour quelques semaines, tient la mort à distance, ne filtrait dans les entrailles du château. Là, la mort se conjuguait au quotidien. On la vivait dans chaque claquement de sabot, quelque part sous les voûtes, lorsque passait le porte-clefs ; dans chaque tintement d’arme au changement de garde ; dans chaque couinement de gonds sous la poterne. S’instillant comme un caillot de sang dans des veines malades, fouillant chaque interstice des pierres, chaque béance de la pierre, elle installait la peur.
Cela faisait déjà plus de quatre mois que Jean Mor et Louis Rodin pourrissaient au fond de leur sépulcre.
Jean Mor avait renoncé à l’espoir. Pourquoi se bercer d’illusions ? Les dés avaient été jetés. Nul besoin de sonder l’avenir. Il suffisait de se ressouvenir. Tapissés de grands bois, les flancs de la Montagne Pelée, lorsque qu’on les regardait depuis l’Étoile, tissaient jusqu’à l’océan une véritable forêt vierge. Cette perspective superbe allumait de désir les yeux des jeunes esclaves arrivés depuis peu sur la plantation. C’était une flamme à laquelle ils ne résistaient jamais longtemps. Le panorama ressemblait beaucoup trop à celui de leurs forêts natales. Tôt ou tard, l’un ou l’autre, instruit par l’expérience de la rafle, se disait que, cette fois-ci, on ne le rattraperait pas. Au premier vent sur les lointaines et proches frondaisons, ils partaient aspirer une goulée de liberté qui ne durait jamais. Au bout d’un jour ou deux, au mieux quelques semaines, les chiens, ces grands molosses fauves aux yeux brillants de haine qui dénudaient leurs crocs puissants chaque fois qu’ils passaient près de leur enclos, reniflaient leur piste et ils étaient repris. Combien en avait-il vu revenir de ces hommes, labourés par le fouet, taillés en pièces par les bêtes, menés comme des martyres à l’autel sanglant ? Quelles que puissent être les caresses dont il jouissait encore, il comprenait qu’il ne dépendait que du bon plaisir de Monsieur de Étoile pour que son tour vînt. L’avenir s’était chargé de lui donner raison. Le maître l’avait vendu alors que rien ne le laissait présager.
En vérité, se disait-il alors que l’on venait le soustraire du boyau où ils pourrissaient pour les traîner au tribunal, Laverdin de l’étoile et Claude de Noz, c’est du pareil au même. Ils sont pétris dans la même argile. Il suffit de percer l’écorce pour qu’ils se montrent tels qu’en eux-mêmes, malléables et bonhommes en apparence, mais en réalité durs et impitoyables. Alors, que l’on soit sur le sol prétendument sacré du royaume de France, ne pouvait rien changer. Le Code noir qui régissait aux îles la vie et la mort des esclaves, même paré des oripeaux d’une justice hypocrite, allait les accabler.
Autant s’y préparer.
Louis Rodin n’était pas parvenu au même degré d’acceptation. Son affranchissement, mais aussi d’avoir vécu longtemps dans le sillage du comte de Grasse, l’avait fait plus roué et plus opportuniste que Jean Mor. Rodin était de ceux qui, dans les situations pénibles qui se présentent à eux, surtout quand c’est leur peau qu’ils jouent, d’instinct cherchent la faille. Ici, on ne parlera ni de courage ni de la lucidité. Le courage eut été dans ce cas, contrairement à son camarade, de marcher droit à son destin sans fatalisme et sans résignation. Rodin n’était pas un héros. Très peu d’hommes le sont. Simplement, il était mû par une rage animale de vivre, une opiniâtreté qui refusait de dire son nom.
— Écoute, dit-il dans la voiture de force qui les menait au tribunal, ils vont nous séparer dès notre entrée au tribunal. Ils veulent nous opposer, nous faire nous contredire. Il faut nier en bloc. Tu m’entends : Nier, nier, nier …
— Mais les graines ? interrogea Jean Mor.
— Quoi les graines ?
— Celles qui me restaient et que j’ai remises à la justice. J’ai reconnu m’en être servi contre mon maître. Ils savent aussi que c’est toi qui me les as données !
Rodin serra les poings et s’assura que le fracas des roues sur le pavé couvrait sa voix.
— Dis-leur que tu les as trouvés par hasard en rangeant un tiroir de ton maître et que tu les as prises pour des épices rapportées d’un de ses voyages. Fais la bête. Embrouille-les. Pour eux tu n’es rien d’autre qu’un négro. Une créature sans cervelle …
Jean Mor lisait parfaitement dans le jeu de Rodin. Ses manigances, ses manœuvres grossières, n’avaient d’autre visée que lui faire endosser l’entièreté du crime. Malgré lui, amusé, il guigna son ancien camarade. Le mulâtre ressemblait à une étoffe délavée par le vent et la pluie. Son front était couvert d’une sueur mauvaise qui roulait entre les ailes de son nez et, dans une ultime veulerie, son menton s’affaissait comme un bout de savon dans un cuveau d’eau sale. Jean Mor n’éprouva pas une de pitié pour le bravache qui s’effondrait sans élégance. Il ne lui en voulait de l’avoir entraîné dans cette aventure aussi stupide que mortelle. Cependant, il ne fallait pas être grand pour deviner comment tout cela fin irait. Le Christ aussi savait qu’au bout du compte Judas le trahirait. Aussi, au bout de l’examen, le regard que Jean Mor posa sur Louis Rodin se fit bien plus interrogatif que haineux ou malintentionné.
Le mulâtre ne lâchait pas des yeux les roues écrasant le pavé avec un bruit de meule. Il se voyait déjà lié à une autre roue sur l’esplanade du château tandis que le bourreau rompait à coups de barre de fer ses membres écartés. D’effroi, il découvrit ses dents dans un affreux rictus, mordit ses lèvres de désespoir, avant de mordit ses lèvres de désespoir avant de fermer les yeux comme pour masquer l’horreur de sa vision.
— Voilà ce que je suis devenu, pensa-t-il avec un vague sentiment de dégoût. Un type qui se tord sur un échafaud pas encore dressé et prêt à toutes les lâchetés pourvu qu’elles lui promettent encore une minute de vie.
Depuis 1681, la sénéchaussée de Brest, instance souveraine pour tout ce qui concernait l’autorité du roi, la justice et à l’ordre public, n’occupait plus, à Saint-Renan, cette vaste demeure seigneuriale visible encore de nos jours place du Vieux-Marché. Son siège se trouvait à présent en haut du futur Cours d’Ajot, dans un hôtel de facture classique rappelant, par la simplicité harmonieuse de ses lignes, les constructions de Choquet de Lindu au bord de la Penfeld ; mais son ressort était resté le même. Avec trente-huit paroisses et une dizaine de justices seigneuriales, la juridiction restait, depuis son transfert dans le grand port du Ponant, la plus importante du présidial de Quimper.
Ce jour-là, il devait être quatorze heures, lorsque Jean Mor et Louis Rodin, serrés de près par des sergents, montèrent les marches larges et basses du perron. Rodin avait vu juste. A peine furent-ils dans le hall d’entrée qu’on les sépara. Rodin, dûment menotté et enchaîné, fut traîné jusqu’à un escalier qui se trouvait sur la droite, puis conduit dans une cellule juste en dessous de la salle d’audience. Jean Mor, pour sa part, toujours encadré par la garde franchit une porte de chêne aux deux battants capitonnés de cuir avant de se retrouver, sans avoir eu le temps de reprendre ses esprits, dans ce que l’on appelait alors la chambre de justice. La pièce, savamment maintenue dans la pénombre par un concours de lustres et de candélabres aux flammes vacillantes, était austère et inquiétante. Les murs étaient tendus de panneaux bleus de France semés de fleurs de lys, tandis qu’au-dessus de l’estrade où se tenaient les magistrats, un Christ de bois noir indiquait, qu’ici, régnaient la justice divine et le bras qui l’armait.
Il y avait là, installés sur l’estrade, dans des fauteuils cramoisis, le sénéchal qui présidait ; le procureur préparant des réquisitions dont on devinait, à la manière furieuse dont il frottait ses mains jaillissant comme des hydres des vastes manches de sa robe rouge, qu’elles seraient implacables ; et enfin le greffier qui vérifiait ses plumes. Tassé et humilié sur la sellette, ignorant l’attitude qu’il devait adopter, Jean Mor trouvait qu’il régnait dans cette chambre de justice une curieuse odeur de sacristie, ou encore de cale de navire, juste avant le départ, quand le puissant du large ne l’a pas encore imprégné.
— Votre nom est bien Jean Mor ?
— Oui.
— Du respect s’il vous plaît ! Un domestique de gentilhomme n’ignore pas les usages ! Alors, je vous prie de donner de vous une impression satisfaisante.
Craignant d’indisposer l’important personnage et, de surcroît n’ayant pas l’habitude d’être vouvoyé, Jean Mor ne proféra plus un seul mot.
— C’est pourtant simple, reprit le sénéchal, je vous laisse le choix. Dites, Monsieur le Sénéchal ou Monsieur le Président, et tout ira très bien.
— Oui, Monsieur le Président.
— A la bonne heure ! Vous n’êtes donc pas muet. Reprenons. Votre nom est Jean Mor ; vous avez vingt ans et vous êtes né à Saint-Pierre de la Martinique.
— Oui, Monsieur le Président.
— Bien ! Bien !
La voix du magistrat se fit plus cajoleuse.
— Monsieur de Noz était-il si mauvais maître pour que vous tentiez de l’assassiner ?
— Je n’ai assassiné personne, Monsieur le Président !
— Comme vous y allez ! Vous n’avez assassiné personne ? Et Monsieur de Noz ? Et Madame de Plusquellec !
— Ils ne sont pas morts, Monsieur le Président.
— Quelle impudence ! Tout vous accable et vous continuez à soutenir l’indéfendable ! Et les preuves, que faites-vous des preuves !
— Monsieur le président, les graines de piment-bois étaient dans des affaires que monsieur de Noz m’avait demandé de les ranger. Elles ressemblaient à des épices et, comme je savais que mon maître en était friand, je les ai utilisées dans ma cuisine. Jamais je n’ai jamais pensé à mal.
— Expliquez-nous alors pourquoi vous avez fui le lendemain ?
— Par peur, Monsieur le Président.
— Peur de quoi ? Ne venez-vous pas de nous dire que vous étiez aussi innocent que l’agneau sous sa mère !
Peu rompu à ces subtilités, Jean Mor commençait à perdre le fil. Il aurait tant voulu que Corentin Thépault, son ami canonnier de marine, soit là, à ses côtés, et qu’il lui souffle les réponses.
— C’est que, Monsieur le Président … commença-t-il à bafouiller.
— C’est assez ! coupa le sénéchal. Je vais vous dire ce que c’est. Vous guettiez l’occasion d’empoisonner Monsieur de Noz et lorsque, enfin, elle a fini par se présenter, vous n’avez pas hésité un seul instant. Peu vous importait d’assaisonner Madame de Plusquellec en même temps. Vous avez attendu pour constater les effets du poison et, lorsque vous vous êtes aperçu de votre échec, vous avez fui comme un misérable. Vous vous êtes empressé d’aller rejoindre votre complice, un nègre comme vous, le dénommé Rodin.
— Je n’ai empoisonné personne, Monsieur le Président, répéta Jean Mor.
— Tout beau, jeune homme ! grinça le sénéchal. Ne jouez pas avec les mots, vous n’êtes pas de force. Ainsi, présenté à vos juges, vous reniez vos premiers aveux !
Jean Mor marmonna un vague oui.
— Très bien ! Inscrivez Monsieur le greffier. Quant à vous, ne vous réjouissez pas trop vite. Ce tribunal ne se contente pas de punir les crimes ; il châtie le parjure. Je vous laisse la parole, Monsieur le Procureur.
François Bergevin, superbe dans sa robe rouge, se leva de son siège
— Je ne serais pas long Monsieur le Président, dit-il en s’éclaircissant la voix. Hélas, l’affaire est évidente. Cet homme est fourbe et un monstre. Honoré de la confiance de son maître qui, l’ayant soustrait à l’esclavage, en avait fait un serviteur libre de vaquer à son gré dans la ville quand la plupart des domestiques n’ont pas un jour à eux, cet ingrat, au lieu de bénir sa bonté, va prendre langue avec un autre coquin noir, le nommé Louis Rodin, afin de comploter l’assassinat de son maître. Que le dit Rodin soit domestique chez le comte de Grasse relève encore le degré d’infamie de ces deux misérables. Car c’est bien d’infamie dont nous parlons ici ! Monsieur le Président, il n’est nullement besoin de grande explication. Jean Mor échoué a dans son entreprise ? La belle affaire ! Il a tenté et c’est assez. De plus, il s’est enfui ; mais un homme qui administre du poison par erreur ne s’enfuit pas. Il reste et il s’explique. Comme si ce n’était pas assez, le voilà qui avoue puis se rétracte ! Voilà pourquoi, Monsieur le Président, j’accuse ledit Jean Mor d’avoir perpétré, dans un immeuble situé rue de la Rampe à Brest, deux tentatives d’empoisonnement. L’une sur son maître, Monsieur Claude de Noz, lieutenant à bord de la frégate Zéphyr, et l’autre, sur Madame Jeanne de Plusquellec, propriétaire dudit l’immeuble. Je l’accuse aussi, en plus de ce forfait, d’avoir commis le crime de parjure et d’avoir voulu fuir la justice. En conséquence, Monsieur le Président, je demande que ledit Jean Mor, ce misérable monstre, après qu’il ait été soumis au préalable à la question, soit livré au bûcher.
Il n’y eut pas de délibération.
— Le tribunal, proclama Monsieur de Lézegant après s’être à son tour levé, déclare ledit Jean Mor coupable des chefs d’empoisonnement, de fuite et de parjure. En conséquence, il est ordonné que ledit Jean Mor soit soumis à la question puis brûlé vif. Dès le trépas constaté, on suspendra sa dépouille au gibet où on la laissera exposée pour l’exemple. Nonobstant, ladite condamnation à mort étant soumise à l’approbation du parlement de Rennes, appel est interjeté par monsieur le Procureur du roi. Gardes, faites sortir le condamné.