Les couleurs martiniquaises de Gauguin Avec ses plages de sable noir et sa langueur tropicale, le nord-ouest de la Martinique a tout pour séduire. En 1887, le peintre Paul Gauguin, en quête d’autres horizons, va connaître sur cette île antillaise une révélation artistique, inspirée par les couleurs d’une végétation luxuriante.

Le jeudi 15 février 2018 à 16h30, Linda Lorin nous emmène dans « Invitation au voyage » à la découverte des couleurs martiniquaises de Gauguin, avec Suzanne Dracius – auteure de « Rue Monte Au Ciel »

Elle se dressa devant lui de toute sa stature de lionne, impressionnante, belle de sa tignasse comme tissée en frondaisons de bambous, belle des fentes de ses yeux brillants comme souris en graines balai. Plus pétillantes que le mica, ses pupilles jetaient des éclairs sur le teint de lapin échaudé du marbrier énamouré. Puis, soudain, elle s’élança, belle de ses longs muscles déliés comme fleuves courant sous sa peau brune.
La goitreuse gargouillait encore à ses oreilles endolories :
« … Mais je m’en moque, de qui des deux a commencé ! Lusinia n’est pas à mon service, elle !… Une grande fille comme toi, qui a déjà jeté pour moi au moins douze-treize calendriers ! Si ce n’est plus !… Une enfant qui n’est qu’une née vers… Ça ne sait ni d’où c’est sorti ni à quelle date exactement, en vérité. Encore heureux, c’est baptisé ! Et c’est ce que tu en fais, de ton certificat de baptême ? Tu crois que c’est des manières chrétiennes ? Tu n’as pas honte ? Des mœurs de sauvages, tout bonnement ! » pouvait vociférer Madame.
Non, Léona n’est pas « née vers », à moins que sa mère n’ait menti, ce qui ne lui effleure même pas l’esprit. Sa manman lui a toujours dit qu’elle avait accouché d’elle, — avortonne si minuscule qu’on croyait qu’elle ne passerait pas la nuit et qu’on l’aurait jetée aux cochons si elle n’avait crié plus fort qu’aucun nouveau-né ici-bas, ce qui impressionna tout le monde —, en catastrophe, en plein midi du jour béni de l’Assomption. Sa manman se rappelait bien l’année, celle où il y eut tant de mangots qu’on marchait dessus tout partout et s’en faisait péter le boudin, après la mémorable année où l’homme blanc amoureux de couleurs au nez busqué, ressemblant à un chapé kouli ou à un « zindien » arawak, avait débarqué à Saint-Pierre, puis s’en était retourné, et puis, juste avant de disparaître pour de bon, lui avait rendu visite. (Une visite biblique, à tout prendre, dont Léona demeurerait le souvenir vivant.) Des calendriers, Léona en compterait bientôt quinze. Mais comment Euryale de Dendur aurait-elle pu le savoir ? Madame ne pouvait qu’ignorer qu’en 1887, — cette année-là et pas une autre —, un Français du nom de Paul Gauguin avait séjourné cinq mois en Martinique, à l’Anse Turin, le temps d’y féconder une douzaine d’œuvres sublimes et quelque jeune Martiniquaise non moins sublime, la future manman de Léona, destinée et prédestinée à venir au monde, superbe lionne de marbre sombre veiné de blanc et coloré de sang inca, de par son aïeule paternelle, Flora Tristan, la grande militante féministe.
Madame pouvait bien se targuer d’avoir une galerie de portraits d’aristocratiques ancêtres à mines de pain rassis étalés avec complaisance aux oreilles de qui voulait l’entendre (et même de qui ne voulait pas l’entendre !), la généalogie secrète de la noiraude Léona n’avait rien à lui envier. Elle n’était rien moins que prestigieuse, et, pour être clandestine, elle n’en était pas moins noble, tout en étant roturière. Toute sang-mêlé qu’elle était, Léona n’avait nullement à rougir de son ascendance. Non seulement elle n’était pas peu fière de son grand-père nègre marron, même si les marrons avaient très mauvaise réputation, mais elle ne détestait pas rêver à l’image de ce mystérieux père artiste qu’elle n’avait jamais connu.
Souvent, dans ses rêvasseries, Léona se peignait en imagination un portrait de ce père bizarre qui esquissa, le temps d’une ébauche, celui de sa mère.
Gageons que ce colosse de Paul, qui n’était pas encore le grand Gauguin, mais, à l’aube de la quarantaine, un homme « en fer » désireux, « pour vivre en sauvage », de « fuir Paris qui est un désert pour l’homme pauvre », n’a pas davantage résisté au charme de la chair créole qu’au mallarméen appel de « Brise marine » l’incitant à « Fuir ! Là-bas fuir ! Là où des oiseaux sont ivres… », faisant au passage une voluptueuse infidélité à sa septentrionale épouse, laissée derrière lui à Paris.

Né, ô prodigieux symbole ! en 1848, l’année de l’Abolition de l’esclavage, l’ex-courtier en bourse, affranchi de la servitude des affaires, prit le parti de partir, car, écrit-il à sa femme Mette, « la vie aux Antilles (Martinique etc…) est délicieuse comme facilité et aménité. » (Il n’y a pas de coïncidences, que des correspondances, baudelairiennes en diable, a fortiori dans la naissance d’un symboliste.) « Un beau pays avec la vie facile et bon marché,
c’est la Martinique ! » écrit-il de Panama, où, « en travaillant au canal », il va « tâcher d’économiser pendant deux mois un peu d’argent pour partir à la Martinique ». Non content de dessiner d’innombrables esquisses de singes, Gauguin compléta inconsciemment son bestiaire antillais et prit plaisir à parfaire, dans les bras d’une doudou noire d’un lupanar de Saint-Pierre, une singulière émergence de son symbolisme animalier, en se faisant le créateur d’une petite lionne de marbre noir que l’on appela Léona. À l’exaltation picturale de la nature martiniquaise, l’artiste, aspirant désormais à une dimension spirituelle, ajouta au demeurant l’œuvre de chair, d’où lui vint une fille naturelle d’une beauté plus qu’humaine.
En effet, dès avril 1887, Gauguin écrivait à son épouse danoise : « J’emporte mes couleurs et mes pinceaux et je me retremperai loin de tous les hommes. » Il ne dit pas « loin de toutes les femmes », le petit-fils de Flora Tristan…
Ainsi, sans le savoir, Léona avait le féminisme dans le sang, — sans même en connaître le terme —, avec la couleur au cœur, à l’instar de son peintre de père. En fait de père, ce grand homme ne le fut guère qu’en esprit, pour Léona : jamais elle ne l’appela « papa », ailleurs que dans le vague de ses songes. L’homme blanc au curieux nez busqué était déjà reparti vers d’inconnues brumes bretonnes et une lointaine Tahiti quand elle naquit, selon l’expression consacrée, de père inconnu. Peintre connu, alors encore méconnu, Gauguin ne fut que son géniteur. (D’ailleurs jamais il ne le sut, qu’il avait une fille aux Antilles. La jeune manman analphabète eût été bien incapable de lui envoyer un faire-part !) Cependant par lui elle gagnait, supplément d’âme, ce surcroît de sang précolombien qui hanta soudainement Gauguin, dès qu’il connut la Martinique, le poussant à se détacher de l’impressionnisme parisien, fort de l’héritage indien qu’il tenait de sa grand-mère, Flora Tristan-Morcoso, de filiation hispano-péruvienne par son père, et amie de George Sand, cette autre « femme debout » de France, à ce qu’avait compris sa manman, pour qui les choses de la France étaient bien loin.
Avant qu’un cyclone ne l’emporte jusqu’aux rivages de la mort et qu’hélas, elle ne monte au ciel, sa manman peignait ses cheveux, huileux, irisés, plus ruisselants que la rivière Roxelane, en chantonnant : « Il disait : — Tiens ? Ta grand-mère s’appelle Floraona ? La mienne se prénomme Flora : nous étions faits l’un pour l’autre !… Et pis il riait kra-kra- kra.
C’est alors qu’il entreprenait de me croquer… Doudou, je vais te croquer… Belle doudou, laisse-moi te croquer !… » Et elle riait, elle aussi, de ses trois dents.
Léona se met à rire, à son tour, de toutes ses dents, face aux portraits des Dendur, face à la Fairschenne déchaînée. Un mépris souverain fait frémir les ailes de son nez busqué, le même que celui de Gauguin.
Ainsi Léona assumait son métissage, avec aplomb, bien plantée, face à l’univers, dans la profusion de ses sangs.
« Baissez les yeux, fille de rien ! Tu n’as pas honte ? »
Non, elle n’avait pas à rougir, ni de ses actes ni de sa naissance. (D’abord, les Noirs ne rougissent pas.) Toute sa brève histoire, sa jeune vie se dévidaient en cet instant, ce matin-là, comme s’il était le dernier. Conçue, à la veille du départ de Paul Gauguin de Saint-Pierre, dans un bordel rue d’Enfer, mise au monde parmi tant de souffrances que c’est merveille si elle vécut, Léona vivait un enfer rue Monte au Ciel. Mais toute sa vie n’était que signes : n’était-ce pas la Sainte Vierge en personne qui, le jour de son Assomption, en ce 15 août de l’an de grâce 1888, présidait à l’accouchement apocalyptique d’Himitée ? (Cette dernière, « bobo » au grand cœur et à la croupe hospitalière, avait reçu de son père, feu l’esclave Léonard, le prénom du premier grand amour du nègre marron, celui de la belle captive Himitée, si cruellement martyrisée, pleine des souillures de la pariade.) Une fois descendue à Saint-Pierre, fuyant la misère du Nord et les mornes du Marigot, cette Himitée d’à peine quinze ans n’avait comme unique ressource que la source vive de son corps, laquelle jaillissait si fort, entre ses deux beaux quartiers de cuisses, qu’elle en devint proverbiale. Cambrée, les mollets bien galbés par les escaliers en pierre de taille aux très hautes marches de la « calle » descendant du Centre au bord de mer, Himitée était source féconde. D’une unique étreinte éphémère et au demeurant prodigieuse avec le peintre en partance devait naître notre Léona.
Lorsque le drôle d’homme blanc quitta la Martinique, cinq lunes pleines après son retour de Panama, Himitée ne pouvait pas avoir l’air grosse, mais elle n’avait pas vu ses règles depuis qu’il l’avait visitée la première fois — et ne les revit pas avant longtemps. Elle ne s’en ouvrit jamais à lui. À quoi bon ? Il était trop pauvre pour lui être d’aucun secours.
C’était à peine s’il avait de quoi vivre, au fond de sa misérable case de l’Anse Turin, en bradant quelques toiles ou deux-trois estampes aux bourgeois fortunés de Saint-Pierre, qui répugnaient à bourse délier pour de « l’art ». Il avait dit qu’il revenait de l’enfer de Panama, où il avait travaillé dur, où il y en avait qui mouraient « en trois jours ». D’après lui, il avait « tellement à souffrir que c’est presque dépasser la limite humaine ».
« Évidemment, il était blanc, mais c’était un ti malheureux, pire que nous autres ! » disait Himitée de sa voix chantante.
Il était bon, le colorieur, mais ne mangeait pas à sa faim ; à quoi bon lui parler de l’enfant qui lui poussait au fond du ventre ?
Mais par quel miracle Madame aurait-elle pu savoir tout cela ? Léona n’en faisait état que dans son for intérieur, et, jusqu’à ce qu’elle ne monte au ciel, sa manman Himitée n’en avait jamais parlé qu’à sa seule fille. Même les lavandières cancanières de la rivière Roxelane n’étaient pas au courant. Pour elles, Gauguin n’existait pas. Pourtant, en lavant à grande eau les robes des riches et le précieux linge de Milan, nul ragot ne leur échappait, tant et si bien que ces blanchisseuses s’étaient instituées, au fil des ans, preneuses de « milans » chevronnées. (L’expression s’est même répandue de Saint-Pierre à Fort-de- France, dans le
même balan que les rumeurs, et est restée jusqu’à nos jours.)
« … Quand j’entends ce qu’on colporte sur toi !… Que vais-je faire de cette enfant-là ? Sainte Vierge, ayez pitié de moi ! »
Voilà que madame serait à plaindre, maintenant ? C’est elle qui frappe, et ensuite,
c’est elle qui pleurniche ?
« Faut dire que vous êtes bandits tellement !… Toujours dans un mauvais coup ! Léona et pis Lusinia. La dernière fois, à la Toussaint, y a pas eu loin à chercher : ces deux-là étaient à la tête de la tiollée de sauvageons qui bombardaient le pauvre monde de caca bougie au cimetière ! Des grandes filles comme ça, tu peux me dire ?… Et cachées où ça, je vous le demande ? ! Derrière les tombeaux de ma famille ! De belles tombes de marbre bien blanc qu’on avait fini de nettoyer ! Du marbre de Carrare, s’il vous plaît !… Tu ne respectes rien, alors ? Tu n’as pas pitié de nos morts ? »
Qu’est-ce que Léona a de commun avec ses morts ?
« Pas moyen de nier ! On vous a tenues, toutes les deux, les poches pleines de boulettes de cire. C’était vous, mamzelle Léona, et votre âme damnée, Lusinia… »

Extrait de Rue Monte Au Ciel – Suzanne Dracius