Photographie / Christine Le Moigne-SimonisJe n’avais rien perdu des paroles fortes de Sonson, lorsque, quelques semaines plus tard, à Brest, je remontais par les rampes, certaines assez pentues, qui mène du Moulin blanc à la place de Strasbourg. À mi-chemin, derrière un mur de pierres jaunes parsemé ci et là par des bouquets de maigres scolopendres, se trouve le cimetière de Saint-marc où, depuis plus de quinze ans, Man Anna et Lanning reposent côte à côte. Jamais, malgré mon amour pour eux qui, lui, n’avait jamais fléchi, je n’avais trouvé le courage d’aller leur rendre visite. Je faisais l’esprit fort me disant, qu’à présent, réunis et sans doute apaisés, ils n’avaient plus besoin de rien ni de personne. En réalité, si lourd était mon poids de solitude, que je craignais, en allant le poser à leurs pieds, d’avoir à supporter encore plus leur absence. Aussi, avec juste ce qu’il faut de mauvaise foi pour aller autant que faire se peut ma, je me persuadais qu’il me suffisait de longer le haut mur d’où dépassaient les cimes noires des ifs, respirant au passage le parfum intentant des bouquets déposés sur les tombes, pour me sentir à jamais pardonné de ce qui ressemblait, il me faut bien l’admettre, à une fuite devant la mort.
En Martinique, mon attitude devant la sépulture des miens était toute contraire. Trente hivernages et autant de carêmes étaient passés depuis notre départ. Man Anna et Lanning ne reviendraient jamais. Mais j’étais là. Je m’étais préparé à subir, dès avant ma descente du Boeing, une terrible onde de choc. Pourtant, il n’en fut rien. Comme si j’avais quitté mon pays de la veille, tout me fut redonné.
— Vous êtes bien Monsieur Julien ?
Du haut de ses vingt ans et de son mètre quatre-vingt-dix, Erick me souriait. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais vu ni près ni loin un cousin. Il n’empêche que, de la même façon que j’avais reconnu les cocotiers au garde-à-vous, l’anarchie amicale des hibiscus et des bougainvilliers, l’embrasement des flamboyants, l’envoûtement de la vanille dont l’odeur puissante, portée par l’air chaud venu de la mangrove, m’enveloppait, lui, aussi, je le reconnaissais.
Seule l’irruption brutale de la nuit parvint à me surprendre. Elle nous tomba dessus, bruissante de vie, effaçant d’un seul coup l’encorbellement des mornes que je venais de découvrir et le moutonnement des champs de cannes. Et partout ces crissements, ces cliquètements, ces froissements, étranges et mélodiques, qui, d’abord, me semblèrent sortir de la carrosserie.
— C’est quoi ce bruit demandais-je à Erick. Tu as des problèmes avec ta voiture ?
Je n’oublierai jamais son rire juvénile.
— Mais non, ce ne sont que les grenouilles et les criquets.
J’en restais coi. Voilà au moins une chose à laquelle les récits de Man Anna ne m’avait pas préparé !
Marraine George et Tante Renée m’accueillirent comme le fils prodigue dans leur maison de Schœlcher. Elle n’avait pas tué le veau gras, mais, attention encore plus délicate, elles avaient mis à rafraîchir une bouteille de grand Bordeaux millésimé. Comment aurai-je pu sourire devant cette hérésie ? Je les imaginais, tendres et inquiètes, soucieuses de bien faire, peut-être même un ti brin complexées, expliquant à l’épicier de la case à Chine voisine, qui, d’ailleurs, en matière de vin, n’en savait pas davantage qu’elles :
— Vous savez Monsieur Tchang, c’est pour notre neveu qui arrive de France.
L’autre, que je connais maintenant autant bien si ce n’est mieux que mon boulanger de Bretagne, ne s’était pas dérobé. Du vin, même la plus infâme des piquettes, il n’en avait pas vendu depuis la Vierge du grand retour ! Et, encore, en ce temps-là, c’était son papa qui tenait l’épicerie. C’est dire ! Mais, comme toujours, on allait pouvoir compter sur lui. Dans le capharnaüm de son arrière-boutique, il en était certain, il trouverait ce qu’il fallait. En effet, après avoir disparu quelques instants dans ce que mes tantes imaginaient comme le royaume des mygales et des bettes à mille pattes, il en revint en tenant dans ses mains jointes comme pour le saint-sacrement, un flacon poussiéreux qui traînait là depuis sans doute le temps de l’amiral Robert.
— Voilà ce qu’il vous faut, dit-il en plissant les yeux un peu bridés qui seuls témoignaient de ses origines asiatiques. Votre neveu m’en dira des nouvelles ! Je vous le garantis extra !
Le hasard ne lui donna pas tord. Bien que transi de froid, le vin laissait en bouche un florilège de parfums hautement préservés.
Marraine George et Tante Renée n’accordèrent qu’un regard distrait aux cadeaux que j’avais apportés. Je ne m’en offusquais pas. S’en doute, pensais-je, n’ont-elles pas l’habitude et préfèrent rester seules pour ouvrir leurs paquets. Par contre, ce que je n’oublierai jamais, c’est leurs regards brillants lorsque j’annonçais mon intention d’aller me recueillir sur notre tombe familiale du Vauclin. Érick proposa aussitôt de me guider.
Le lendemain, quand je le découvris, Le Vauclin me parut cumuler les fonctions de village de pêcheurs et de carte postale. C’était la vie et l’apparence de la vie. Debout en face de l’océan, le petit cimetière étageait, comme autant d’attrape soleil, ses monuments de mosaïque blanche. C’était pour moi un autre territoire. Celui de la mémoire. Je me sentais, pour la première fois de ma vie hérissée, en accord parfait avec l’ordre des choses. Dans la violente déflagration de la lumière, le doux visage de Man Gabou surgi pour moi de la saison d’avant l’enfance. Elle portait un mouchoir de tête, me souriait avec une tendresse que je reconnaissais, fredonnant, maintenant pour moi seul, cette berceuse créole qu’elle chantait naguère pour Man Anna.

Dodo iche moin dodo
Dodo assou bras manman ou

J’aurais voulu la laisser me saisir par la main pour me conduire, comme jadis, en ce tan-lontan dont je portais la trace indélébile, sur le petit chemin de terre où elle avait guidé mes premiers pas. Mais pour que cela fût possible, même symboliquement, Man Anna, elle aussi, aurait dû se tenir à mes côtés, mais, hélas, elle ne serait plus jamais là.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove