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Monsieur Labbé de Lézergant

Madame de Plusquellec, cet hiver-là, ravie de voir le monde tourner autour de sa maison, faisait la roue avec un naturel qui n’étonna personne. De son côté, Claude de Noz, que d’aucuns trouvaient jusqu’à ce jour bien casanier pour un marin, se découvrit une vocation de coq de parade. Se rendre à la sénéchaussée ? Diantre, non ! Monsieur Labbé de Lézergant pouvait leur adresser toutes les convocations qu’il voulait, ils se croyaient invulnérables. Quelle suffisance ! Comment, ne fut-ce qu’un instant, pouvaient-ils imaginer que le sénéchal allait laisser tomber ? Comme s’il ne leur avait pas déjà donné, par sa visite autoritaire au château, un aperçu de sa détermination ! Une chose pourtant était certaine. Quitte à se rendre lui-même chez les plaignants, il ne plierait pas.
Le sénéchal s’invitant rue de la Rampe ! De mémoire de riverain, on n’avait jamais cela ! Certes, les jours de fêtes et de cérémonies, on pouvait admirer son cortège traversant l’esplanade, ou, encore, glissant en majesté au long de la rue de Siam ou de la Grand-rue pour se rendre à l’église Saint-Louis, mais jamais rue de la Rampe que les édiles évitaient la trouvant étroite et mal pavée. Pourtant, en cet après-midi glacial de février, personne ne rêvait. C’était lui et bien lui qui, sans avoir seulement pris la peine de se faire annoncer, faisait arrêter son carrosse devant la porte sombre du château Plusquellec.
Contrairement au procureur qui ne quittait jamais ses habits noirs, le Monsieur de Lézergant se piquait d’élégance. Petit, vif et neveux, âgé d’environ soixante ans, le sénéchal, cravate de dentelle et habit de brocart, s’obligeait, en tous lieux et toute circonstance, de conserver une silhouette juvénile ; parfois en pure perte, car, si jamais il vous arrivait de l’approcher de près, en dépit de l’allure dégagée qu’il affectait de soutenir, force vous était de constater que son visage ridé et ses jambes en arceaux témoignaient de la pesée du temps sur ses épaules grêles. Mais, si les deux hommes ne s’accordaient en rien quant à leur mise, tous deux se rejoignaient dans un amour intransigeant de la justice qui, en premier lieu, passait par la défense acharnée de leurs prérogatives.
A peine eût-il posé le pied sur le trottoir que le sénéchal, après avoir promené son regard impérieux sur la foule qui commençait à s’assembler, frappa, du pommeau d’ivoire de sa canne, trois coups, aussi secs qu’impérieux, sur la porte de chêne.
— Alexis Labbé de Lézergant, sénéchal du roi, annonça-t-il d’une voix rude à Clémence, la servante de Madame de Plusquellec, accourue lui ouvrir. Ma fille, menez-moi sans plus attendre chez Monsieur Claude de Noz !
Clémence, bien plus ingambe que la rumeur le disait, le précéda dans l’escalier. D’un geste timide et embarrassé, non dépourvu cependant d’une certaine rouerie, elle toqua à la porte du lieutenant.
— Monsieur, il y a là Monsieur le Sénéchal !
Claude de Noz, en peignoir, parut dans l’entrebâillement de l’huis. Il semblait calme et sans surprise, mais, au fond de lui, la débâcle couvait.
— Quel grand honneur, Monsieur le Sénéchal ! Eh bien, gredine, qu’attends-tu pour avancer un siège ? dit-il en s’effaçant.
— Le mal me tient, Monsieur le sénéchal, ajouta-t-il, la mine exsangue et les épaules basses, en tombant dans son fauteuil près de la cheminée.
Le sénéchal s’étonna.
— Comment, monsieur, hier encore on vous a vu courir la ville. Alors que je vous attendais à la sénéchaussée, vous péroreriez, tout votre saoul me dit-on, dans les couloirs de l’intendant et ceux de l’amiral, et je vous trouve ici presque à l’article de la mort !
— Monsieur le Sénéchal, ce poison est subtil. Il se loge d’abord dans vos cheveux puis, s’infiltrant par vos veines, s’installe dans tout votre corps. Vous vous pensiez guéri, et vous voici assommé par la fièvre et saisi de langueur.
— Tout beau, Monsieur le Lieutenant ! Vous êtes malade me dites-vous ? Vraiment, la belle affaire ! Je ne suis pas venu céans pour vous plaindre, mais pour vous auditionner à propos des événements que vous savez ! Ne vous dérobez pas, j’attends de vous une totale et absolue sincérité. Parlons pour commencer de votre serviteur ! Oui ou non est-il votre esclave ? Vous n’êtes pas sans connaître la loi interdisant l’introduction d’esclaves par les ports du royaume ! Dites le moi franchement, y auriez-vous contrevenu ?
— Je suis officier, Monsieur le Sénéchal et, comme tel, je dois obéissance à mes supérieurs.
— Au point d’être accusé de forfaiture ? Prenez garde Monsieur ! Que je sache, vos supérieurs ont, eux aussi, juré fidélité au roi que je représente ici.
Que répondre sans s’enferrer dans une défense maladroite ? Impitoyable, le sénéchal continua son offensive tandis que Claude de Noz, poussé dans ses derniers retranchements, se montrait incapable de sortir un seul mot.
— J’attends, Monsieur, insista Monsieur de Lézergant. Et ces fameuses graines ? Vous avez conservé, n’est-ce pas, quelques-unes ? Je les saisis comme pièces à conviction.
— Hélas, Monsieur le Sénéchal, répondit Claude de Noz aux abois, elles ne sont plus en ma possession. Monsieur l’intendant me les a réclamées pour les faire parvenir à Monsieur de Choiseul.
— Fort bien ! J’en prends acte Monsieur ! Que m’importent les graines puisque je vous tiens ! Pour l’honneur de la marine j’espère que vos supérieurs auront assez d’intelligence pour faire rapatrier ces pièces à conviction … A vous revoir, Monsieur !
Monsieur de Lézergant salua l’officier et sorti
Monsieur de Lézergant l’aurait parié. Tout en faisant semblant de balayer ou de passer la serpillière, cette fine mouche de Clémence, guidée par la curiosité, serait à l’attendre sur le palier.
Le sénéchal prit sur lui de ne pas sourire.
— Chez ta maîtresse, et vite ordonna-t-il en faisant mine de la chasser avec des moulinets de son chapeau.
— Bigre, la farce se poursuit, se dit-il, en découvrant la veuve.
Madame de Plusquellec, tout égrotante et comme de Noz semblant aux portes de l’agonie, le reçut alitée. Elle, si coquette, si soucieuse de sa mise, ne s’était pas fait coiffer et ses cheveux d’une blondeur délavée par la fièvre s’échappaient, ternes et plats, de son bonnet de nuit. Sa bouche, qui voulait esquisser un sourire, se tordit dans une grimace affreuse. Seuls ses yeux semblaient encore capables de s’animer.
Le sénéchal se voulu magnanime.
— Rassurez-vous, Madame, dit-il en s’inclinant. Je n’ai nulle intention de vous importuner. Permettez-moi de vous saluer. A vous revoir, Madame !
Dans sa bouche de magistrat, cette formule de politesse, sonnait toujours comme une menace.
Dehors, la populace s’était agglutinée autour de la voiture. Elle ne voyait rien. Elle n’entendait rien de ce qui se passait dans la maison. Cependant, la visite du sénéchal lui en disait assez pour qu’elle commence à se réjouir de l’embarras, des malheurs qui semblaient sourdre sur ces gens, qui, du début à la fin de l’année, la regardaient de haut. Les commentaires fusaient déjà. Cependant, dès que le sénéchal parut tout en haut du perron, avec ce réflexe grégaire qui saisit trop souvent les gueux en face des puissants, ils s’écartèrent d’eux-mêmes pour lui ouvrir le chemin.
Le sénéchal se rencogna au fond de sa voiture. Le cocher fit claquer son fouet et le carrosse, tiré par un bidet couleur de terre fauve, bondit vers la sénéchaussée.
Une semaine. Deux semaines. Trois semaines. L’hiver s’effilochait avec le cri des étourneaux lorsque les deux experts commissionnés par la sénéchaussée, Messieurs Gruget et Fourquereau, rendirent enfin leurs conclusions.
Le sénéchal posa le rapport sans l’ouvrir sur un coin de sa table. Ses mains étaient parcourues d’un léger frémissement qu’il ne fit rien pour contrôler.
— À’essentiel s’il vous plaît ! lâcha-t-il d’une voix impatiente.
— Voilà, commença Jean Gruget. Nous pensons, Monsieur le Sénéchal, que l’indisposition dont ont souffert Madame de Plusquellec et Monsieur Claude de Noz est consécutive à l’absorption de substances âcres et corrosives qui ont pu être mêlées à la farce de la poularde qu’ils consommèrent ce jour-là.
— En clair, peut-on parler d’un empoisonnement ?
— Assurément, Monsieur le Sénéchal. Le dosage, cependant, ne nous a pas paru mortel.
— Nous verrons cela en temps et heure. A présent, il faudrait faire procéder à l’examen des pièces à conviction.
Disant cela, Monsieur de Lézergant et ait conscient de chercher aux limites de sa procédure. En effet, comment examiner ce dont on ne dispose pas ?
Quoique la démarche lui coûtât, lassé d’attendre, il finit par prier l’intendant de la marine de bien vouloir intervenir auprès du duc de Choiseul. Seul le ministre possède, écrivit-il à l’intendant, le pouvoir de faire déposer les trop fameuses graines au greffe de la sénéchaussée. Ainsi nous délierait-il les mains. Il s’attendait à une fin de non-recevoir. Sur ce point mais, malgré son attachement à la marine, Monsieur Gilles Hocquart de Champagny, était un homme de grande intelligence. Un homme d’honneur aussi. Il l’avait prouvé pendant les dix-neuf années qu’il avait passées comme gouverneur à la Nouvelle-France. Contrairement à l’usage du temps où rien n’était gratuit, il avait porté haut les couleurs du royaume sans chercher à en tirer fortune. A Brest depuis plus de quinze ans, cet officier de plume à l’air sévère et au regard absent, entendait ne pas faillir à sa réputation. A la surprise du sénéchal, Monsieur Hocquart de Champagny, car c’était là son nom, avait compris que la marine perdrait plus qu’elle ne gagnerait dans une poursuite aveugle du conflit qui l’opposait au pouvoir civil. Aussi, accepta-t-il de le suivre sur ce terrain scabreux.
Dès lors, l’affaire ne traîna plus. Le duc protesta pour la forme, mais, l’affaire étant trop mince pour qu’il risquât d’y perdre son crédit, et même son ministère, il fit appeler son aide de camp.
— Monsieur de Rosily, commanda-t-il à l’officier en lui remettant une cassette scellée où se trouvaient les graines vénéneuses, prenez ceci et faites-en retour à la sénéchaussée de Brest.
Monsieur de Rosily s’acquitta à merveille de sa mission, mais, pour autant, l’opéra bouffe achevé.
A présent, le sénéchal pouvait à juste titre savourer sa victoire. La marine s’inclinant devant la puissance civile, l’exploit était de ceux que l’on peut marquer sans hésiter d’une pierre blanche. Ce n’était pas tous les jours que la marine s’inclinait devant la puissance civile. Cependant, le fantôme de Molière devait traîner par là, car, maintenant qu’elles étaient là, l’examen des pièces à conviction tournait à la bouffonnerie. Franchement, on pouvait presque se croire à l’Illustre-Théâtre. Devant le sénéchal médusé, quatre chirurgiens-experts, comme autant de Thomas Diafoirus, débattaient à l’envie de la toxicité des graines inconnues.
Yves Marzin, chef autoproclamé du cénacle savant, se fit leur interprète.
— Monsieur le sénéchal, dit-il avec force effets de manchettes, la flore que vous nous avez demandé d’examiner nous est complètement inconnue. Donnez-nous du bon arsenic, ou n’importe quel poison élaboré sous nos latitudes, et, nous vous dirons, sans hésiter, s’ils ont tué ou sont capables de le faire. Aussi, sommes-nous incapables, surtout avec un aussi petit échantillon, d’en dire les effets. Mais dans le cas présent, surtout avec un aussi petit échantillon, nous sommes incapables d’en dire les effets.
Monsieur de Lézergant savait tromper son monde. Ceux qui ne voyaient en lui qu’un élégant avide de paraître dans le monde et d’y jouer les petits maîtres, finissaient, toujours, par en être de leurs frais car, derrière ce travers que l’âge chaque jour un peu plus ridicule, ils découvraient, trop tard pour qu’ils puissent y parer, un magistrat pugnace et redoutable, conscient jusqu’à l’excès de l’importance de sa charge, un chien d’attaque qui, dès lors qu’il avait goûté au sang, ne lâchait plus sa prise.
La sortie de Marzin, loin de le satisfaire, le contraria au plus haut point.
— Comment, lâcha-t-il avec une ironie mortelle, vous avez dû vous mettre à quatre pour me sortir pareil galimatias ! Répondez promptement s’il vous plaît ! Oui ou non ces graines peuvent-elles donner la mort ?
— C’est ce que nous avons cherché à établir Monsieur le Sénéchal.
— Maître Marzin, je ne veux pas savoir ce que vous cherchez, mais ce que vous avez trouvé !
Maître Marzin manqua de s’étrangler. Alors, pour parer au plus pressé, il valida, sans tenir compte du fait qu’ils n’avaient aucune des pièces à conviction, les conclusions de Nicolas Fourquereau et Jean Gruget.
— Nous ne sommes pas certains, Monsieur le Sénéchal, que certaines de ces graines soient vénéneuses. D’ailleurs, si jamais elles l’étaient, la quantité administrée n’aurait produit aucun effet, que ce soit sur un chien ou autres espèces d’animaux.
— Bien joué Monsieur de Noz et Madame de Plusquellec pensa le sénéchal en renvoyant les chirurgiens à leurs études. Vous devriez tenter votre chance au Théâtre-Français. Vous auriez toutes vos chances. Il ne me reste plus qu’à faire juger deux hommes sur une intention difficile à prouver. Tout cela parce qu’un benêt à épaulettes a cru pouvoir, au mépris des édits, ramener un esclave à Brest ! C’est entendu, je viens de marquer un point contre la marine, mais à quoi bon ? que je me m’avise de pousser l’avantage, que je mêle d’exiger d’un officier du Grand Corps de se conformer à la loi, c’est le ministre en personne que j’aurais sur le dos ! On raillera mon zèle. Il en sera fini de ma réputation. Je passerai partout pour indiscret et tracassier. J’en sortirai broyer. Mais, n’est-ce pas, le vin étant tiré, il faut le boire. Allons, Bergevin, nous allons faire contre mauvaise fortune bon cœur. Commençons au plus vite l’audition des témoins.