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La panique

 

Jérôme Tallec n’avait rien d’un évaporé. À plus de cinquante ans, cet ancien perruquier et prévôt de sa corporation, vivant à présent de ses rentes et membre par ailleurs du corps restreint des électeurs du maire, était un des hommes les plus honorables, voire des plus influents de la ville. D’une rondeur plus affectée que naturelle, s’il n’était pas plus vaniteux qu’un autre, il ne l’était pas moins non plus et aspirait, comme tout bon bourgeois de son temps, il espérait monter d’un cran sur l’échelle sociale pour atteindre à l’aristocratie. Un premier pas avait été franchi depuis que son fils Guillaume, qui lui avait succédé dans ses affaires et ses fonctions honorifiques, avait pris l’habitude d’accoler à leur nom celui de Penity qui leur venait d’une petite propriété qu’ils possédaient à Guipavas. Ni le père ni le fils n’auraient parlé de savonnette à vilains, pourtant, à bien y regarder, c’est de cela dont il s’agissait. A défaut de quartiers de noblesse, avec le temps et l’habitude, c’était un passeport pour la gentilhommerie de terroir que la famille possédait là. Mais, ce qui devait donner à notre perruquier le sentiment d’une vie accomplie, ce fut de voir son cadet prendre rang sur les bancs du clergé. Oh, ce n’avait été facile ni pour Jacques, ni pour lui. Un fils de simple perruquier à Paris, au prestigieux collège des Jésuites, avec les rejetons de la meilleure société ! La place des Médisances en avait fait des gorges chaudes. Mais aujourd’hui, tout le monde s’inclinait devant le premier vicaire de Saint-Louis, futur curé de la paroisse, déjà au premier rang des notables brestois. Vraiment, personne ne se serait attendu à ce qu’un homme, aussi prudent et avisé que Jérôme Tallec, se fasse un jour, à son corps défendant, la cause est entendue mais quand même, le messager d’une rumeur aussi nauséabonde que celle qui traversa la ville à l’entrée de l’hiver.
Jérôme Tallec avait pour compère et ami un marchand de vin du nom de d’Antoine lui aussi retiré des affaires, qu’il retrouvait, chaque matin que Dieu faisait, place des Médisances à l’heure des nouvelles
— Mon excellent ami, dit Jérôme Tallec en saluant son acolyte, savez-vous que, depuis l’affaire du nègre, la domestique de Madame de Plusquellec est à l’article de la mort.
— Non, vous me l’apprenez.
— Elle va passer, soyez-en assuré. La malheureuse présente tous les signes empoisonnement.
— Ah, compère, répondit Salaün sur le ton d’un oracle sénile, ces moricauds n’apportent rien de bon ! Tous comploteurs et compagnie ! Le poison est partout !
Les deux hommes étaient persuadés de chuchoter. Mais, comme l’âge leur avait fait l’oreille réticente et que le vent, comme d’habitude, jouait sans retenue sa partition, c’est à la place tout entière qu’ils s’adressaient. Il n’en fallait pas plus pour que la rumeur prenne aussitôt un vigoureux essor.
— Moi, dit Michel Coat, drapier de son état, depuis que j’ai mangé au Cygne, vous savez, cette auberge, rue de la porte, que tient Mathurin Le Pors, maître coq autrefois sur la goélette l’Aurore qui s’adonne, chacun le sait, au commerce des esclaves, j’ai comme un feu d’entrailles. A vous entendre, je comprends. Le Pors emploie un nègre dans sa cuisine…
Ce même jour, François Bergevin, procureur du roi pour la ville de Brest, ne décolérait pas dans son grand cabinet de la sénéchaussée.
— Comment, hurlait le magistrat, deux nègres appartenant à des officiers sont incarcérés depuis plus de deux semaines dans une prison de ma juridiction et c’est seulement aujourd’hui que je l’apprends ! Et encore, il faut que ce soit la rue qui me le fasse savoir ? Décidément, ces messieurs du Grand Corps en prennent trop à leur aise !
Filtrée par les petits losanges des fenêtres à meneaux, la lumière hivernale s’attarda un instant sur le profil osseux et sur ses lèvres fines qu’encadrait toute une géographie de rides. Jaillissant hors des manchettes ses mains, le comme dotées d’une vie autonome, s’agitaient sans arrêt tandis que, sous la perruque courte à trois marteaux, son front têtu avait la pâleur distinguée des statues sous la pluie.
— Et l’on me dit que le commandant du Zéphyr, l’intendant de marine, et même le ministre, se concertent dans mon dos et que Monsieur le duc de Choiseul a donné des ordres pour que cette affaire, qui éclabousse un officier, ne sorte pas du Grand Corps ! A croire que le ministre n’a rien à faire de plus pressé ! C’est intolérable, intolérable et révoltant. Tout de même, il s’agit d’empoisonnement et d’esclavage …
Principal destinataire de cette diatribe, Joseph Quintin considéra le procureur avec un œil inquiet. L’huissier savait d’expérience, que, si le procureur s’agitait de la sorte, c’est qu’il avait pour lui une mission bien humiliante chez ces messieurs de la Royale. Rien de vraiment nouveau. Si l’occasion lui en était donnée, le magistrat, jaloux de ses prérogatives, n’hésitait pas à taper dans la fourmilière. Par voie de conséquence, c’était toujours à lui, Joseph Quintin, de supporter le premier choc. Ainsi, même s’il s’efforçait de le prendre avec le détachement exigé par sa profession, le souvenir cuisant de sa dernière ambassade chez un certain Henri de Beauvallon, enseigne à bord de la Furieuse, n’était pas près de s’effacer.
Une simple rixe dans un bouge. Il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Pourtant, avec toute la morgue, toute la suffisance qu’un officier peut afficher envers un simple robin, l’enseigne, à peine s’était-il présenté, l’avait couvert d’injures puis jeté à la rue, lui et sa citation à comparaître
— Qu’est-ce à dire, faquin ! Crois-tu qu’un bougre comme toi peut m’assigner quoi que ce soit ?
Un mois s’était passé depuis, mais l’huissier avait encore ses hurlements dans les oreilles. Aussi sentait-il, à la simple pensée qu’il allait devoir retourner chez un de ces furieux en épaulettes, son cœur se contracter sous son habit de serge.
De son côté, François Bergevin, lassé d’arpenter son cabinet de long en large son cabinet, s’était assis rageusement devant sa table de travail. Saisissant un papier frappé du sceau royal à trois fleurs de lys, il se mit à écrire.
— Un empoisonnement, s’exclama-t-il en posant son large paraphe au bas du document. Et l’on voudrait celer cela à la justice du roi ! Vraiment, ces messieurs du Grand Corps ne manquent pas d’air. Le sénéchal ne supporte plus que l’on marche ainsi sur ses brisées. Quintin, allez porter ceci rue de la Rampe au domicile du sieur Claude de Noz. Vous profiterez de l’occasion, pour rappeler au gouverneur du château qu’il est sous ma juridiction et vous lui signifierez en même temps la prise de corps des dénommés Jean Mor et Louis Rodin.
— Quelle chance, se dit Joseph Quintin en suivant Claude de Noz dans l’antichambre du château Plusquellec, ce gandin-là m’a tout l’air d’être moins mal embouché que l’autre ! Monsieur, ajouta-t-il en direction de l’officier, j’ai mandat de vous remettre cette convocation.
— Fort bien, répondit l’officier en fourrant le papier dans la large poche de sa veste, vous direz à Monsieur le procureur que je suis son serviteur et que, en temps voulu, il recevra de moi tous les éclaircissements qu’il pourra souhaiter.
— Bigre, se dit l’huissier, cette réponse ne va pas plaire du tout à monsieur Bergevin. C’est sûr, je vais en prendre pour mon grade.
Cependant, au fond de lui, il était très content de s’en tirer à si bon compte. Alors, après avoir salué l’officier, il s’empressa de décamper.
— Dites-moi, Quintin, gronda le procureur après qu’il lui eut fait son rapport, que voulez-vous que je fasse du en temps voulu d’un monsieur Claude de Noz ? Je ne vous ai pas envoyé chez lui pour un échange de politesses, et j’entends qu’il se présente ici à la date fixée !
Le procureur avait le dos au mur. Pour éviter l’affront, il se voyait contraint d’avoir recours à l’épreuve de force. L’exercice n’était pas sans danger.
Deux jours plus tard, le sénéchal ayant décidé de procéder en personne aux premiers interrogatoires de Rodin et Jean Mor, branle de combat dans les geôles du château. Du gouverneur au plus petit des porte-clés, tout le monde s’agitait comme des gélines dans le poulailler quand le renard est là. Alexis Labbé de Lézergant, en agissant ainsi, ne cherchait pas à écarter le procureur. Loin de lui cette idée. Il l’estimait à sa juste valeur. Simplement, l’affaire lui semblant d’importance et sensible, il estimait devoir peser de tout son poids et démontrer, par cette action d’autorité, toute l’étendue de son pouvoir.
S’adressant à Jean Mor, attaché par les poignets à la paroi, il demanda d’un ton qui se voulait paternaliste.
— Mon garçon, est-il vrai que tu as tenté d’empoisonner ton maître et sa logeuse ?
Jean Mor, dont l’âme était simple et modeste, ne connaissait pas la dissimulation. Aussi avoua-t-il sans penser un instant que sa spontanéité pouvait peut-être lui valoir une quelconque indulgence.
— Mon maître et la dame n’ont pas été incommodés, ajouta-t-il avec naïveté, aucun des deux n’est mort.
La deuxième des raisons pour lesquelles le sénéchal avait décidé de prendre lui-même les choses en main était que le Brillant n’avait pas quitté Brest. Sans une fois de plus par la faute des Anglais. Du coup, le comte de Grasse était retourné faire sa cour à Versailles, ce qui était une fausse bonne nouvelle. Que la rumeur enfle au point que personne ne puisse plus la contrôler ; que l’enquête prouve que Rodin était le pourvoyeur d’un poison destiné à l’assassinat de tous les honnêtes bourgeois : quel scandale pour le comte coupable de l’avoir dans sa domestiquée ; mais, aussi, quel opprobre pour tous les corps constitués de la ville, incapables de l’avoir devancé.
Les questions de Monsieur de Lézergant se firent plus précises. Rodin s’était-il servi de ses fameuses graines chez Maître Jeans le traiteur ? Était-il vrai que les esclaves, les affranchis, les mulâtres, enfin toutes ces espèces de nègres qui vivaient à Brest, se concertaient pour se débarrasser d’une manière ou d’une autre de tous leurs maîtres blancs ? Bien qu’il soit convaincu de l’innocence sur ce point des deux nègres, l’affaire étant vraiment trop grosse, Monsieur Labbé de Lézergant, conscient de sa responsabilité, ne pouvait s’empêcher d’être inquiet ; mais les réponses de Louis Rodin et de Jean Mor lui parurent d’une telle franchise qu’il en fut aussitôt soulagé.
Ainsi, il n’y avait pas de complot de nègres à Brest et la rumeur ne se fondait sur rien. Il n’y avait pas de complot de nègres à Brest ? .
Tout ça était bel et bon, mais certainement pas suffisant pour éteindre la psychose qui enflammait la ville. Le sénéchal le savait. Pour éviter qu’elle ne navigue au gré des intérêts particuliers, il n’avait d’autre solution que de la prendre à bras-le-corps. Voilà pourquoi Monsieur Labbé de Lézergant, puisque lui seul en avait le pouvoir, décida, sur la seule base d’un bruit échappé par mégarde à un perruquier retiré des affaires, de déclencher une procédure criminelle.