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Le complot

Dimanche 9 janvier 1763. Au sortir de la messe qui se disait tous les dimanches à l’hôpital et qui avait été, dans la suite des liturgies qui entourent Noël, un bon dérivatif à l’ennui, Jean Mor et Louis Rodin se prélassaient sous le préau en attendant le moment du repas. Aucune chance que le menu soit amélioré. Aussi, en ce jour où l’on fêtait les Rois, la seule chose qu’ils espéraient étaient qu’il ait été préparé avec un peu plus d’attention qu’à l’ordinaire. L’un et l’autre étaient guéris et attendaient leurs maîtres. Le comte de grasse s’était fait annoncer pour la fin de la semaine et, sans doute, rapporterait-il, de Versailles où il était allé faire sa cour au roi pour Noël, les dernières instructions pour son voyage sur le Brillant. Quant à Claude de Noz, il s’en fallait encore d’une dizaine de jours avant qu’il ne soit là. Pas de panique donc, même si Jean Mor appréhendait de rester seul à l’hôpital, le temps jouait pour eux.
Vers quatre heures et demie, bien après le repas qui n’avait été ni meilleur ni plus mauvais que tous les autres, alors que la lumière de fin d’après-midi ne filtrait plus déjà qu’une pénombre grise et sans âme, couvrant les lits et le mobilier d’une couche de tristesse, des pas sonores retentirent à l’entrée de la salle. Tout en observant les goélands qui, au-dessus de l’arsenal, tournoyaient avec des cris funèbres dans le ciel ras, Jean Mor et Louis Rodin discutaient à voix basse. Les deux amis tournèrent la tête avec un bel ensemble. Claude de Noz, en habit bleu, en bottes de voyage et le tricorne sur la tête, apparut dans le clair-obscur de la porte. Que c’était-il passé pour qu’il écourte son voyage ? Son oncle était-il passé ? Avait-il hérité ? N’allait-il pas alors démissionner et quitter Brest pour s’occuper de ses affaires ? Jean Mor ne le su jamais. Les maîtres ne font pas ce genre de confidence à leurs esclaves et, quant à la chronique permanente de la place des Médisances, elle eut bientôt d’autres chats à fouetter.
Tout aurait pu se figer là. Monsieur de Noz, il nous faut le redire encore, était loin d’être un monstre. Pour Jean Mor, retourner au château Plusquellec n’était donc en aucune façon voir se fermer sur lui les lourdes portes du bagne. Pourtant, il s’était approché de trop près de la liberté pour à présent renoncer à son rêve, dut-il, comme Icare, risquer de se brûler les ailes. Aussi, dès le lendemain, avec la bénédiction du lieutenant de Noz qui ne lâchait toujours rien de son voyage à Nantes, reprit-il ses escapades à Recouvrance où, à l’Épée Couronnées, Corentin Thépault, installé comme toujours à la table centrale, l’accueillit avec air de tristesse qu’il ne cherchait pas à masquer. Il promena sur le jeune noir ses yeux d’oiseau de proie, mais, pour une fois, parce qu’il connaissait la réponse et qu’elle le désolait, il s’abstint de le questionner. De son côté, Lui Rollin, lui aussi, avait repris sa vie et monotone auprès du comte de Grasse et son apprentissage chez maître Jans le rôtisseur. Il aurait pu s’en dispenser, mais le fastueux Monsieur de Grasse estimait que, aussi court que cela fut, tout ce que son cuisinier pouvait apprendre pendant les quelques jours les séparant de leur départ pour Saint-Domingue, ajouté à ce qu’il savait déjà, serait tout bénéfice pour sa gloire lors des magnifiques réceptions qu’il comptait bien donner là-bas. Cependant, il n’avait pas oublié Jean Mor. Cherchant désespérément à faire monter son jeune camarade à bord du Brillant juste avant le départ pour éviter qu’il ne soit recherché trop tôt pour désertion, car c’est ainsi qu’en métropole on désignait les fugues des esclaves, il s’attachait à se trouver souvent sur son chemin. Aujourd’hui, il l’avait rattrapé place des portes, juste avant qu’il ne monte sur le bac. L’air de janvier était très vif et Jean Mor, dont c’était le premier hiver à Brest, malgré le manteau de drap brun qui recouvrait sa livrée rouge, était frigorifié. Louis Rodin l’entraîna sous l’auvent d’une boutique de shiplander.
— Jean, que mange ton maître ? dit-il à brûle-pourpoint.
— Mais de tout, balbutia Jean Mor en soufflant dans sur doigts.
— J’entends bien, mais n’y a-t-il pas quelque chose qu’il préfère ?
Jean Mor, se demandant ce que toutes ces questions pouvaient bien vouloir dire, chercha dans sa mémoire.
Lorsqu’ils se retrouvèrent le lendemain, Jean Mor avait très mal dormi. Il s’était agité toute la nuit dans son réduit au point de craindre que Claude de Noz inquiet, car, il le savait, même s’il avait préparé de longue date ses explications, un esclave, malade chez lui, à défaut de véritables ennuis, serait une source infinie de désagréments. Jean Mor avait compris ce que Rodin voulait de lui. Le poison sur les plantations, c’était le quotidien. Certes, il n’aimait pas son maître. C’est un fantasme chez les blancs, une manière hypocrite de justifier l’injustifiable, que de croire une amitié possible entre un maître et son esclave. Cependant, trois ans de compagnonnage à bord du Zéphyr, rendaient la décision un peu plus difficile à prendre. Au matin, c’était fait.
Louis Rodin l’entraîna dans la plus sombre des venelles de Kéravel ; celle où l’on n’entrait que contrait parce que c’était celle que prenaient les forçats en cavale, celle où l’on disait qu’ils possédaient des caches, celle où, les nuits sans lune, les malheureux qui s’égaraient sous les murs de ses maisons poisseuses, avait toutes les chances d’avoir la gorge tranchée. Bien sûr, elle n’avait pas de nom. A Kéravel, aucune des venelles n’a de nom. Comme si la misère et la fange n’ont pas besoin d’être baptisées, on ne les désignait que par un simple numéro ; ou alors un surnom évocateur. Donc, Jean Mor et Jean Rodin s’étaient engagés dans le Chemin de l’Enfer, un cloaque où les chats, attirés par les immondices, devaient se battre avec les rats qui montaient une garde vigilante.
Parvenus au milieu de l’infâme boyau, ils s’enfoncèrent dans une encoignure et Rodin tira de sa poche un morceau de papier soigneusement plié. L’ouvrant, il fit apparaître dix-huit petites graines d’un rouge tirant sur l’orangé, de forme oblongue et d’une taille de petits pois. A première vue, cela ressemblait aux graines de caféier dont, naguère à la plantation, Monsieur Laverdin de l’Etoile était si fier.
Jean Mor ne put réprimer un léger mouvement de recul.
— Tu as peur ? demanda Louis Rodin avec une ironie mordante.
— Non, j’ai été surpris, c’est tout ! répondit jean Mor qui, maintenant qu’il était au pied du mur, ne voulait pas passer pour un couard.
— Qu’est-ce donc que ces graines ? demanda-t-il d’une voix raffermie.
— Ce sont des piments des bois, dit Louis Rodin en se rengorgeant. Je les ai ramenées de Cayenne où un sauvage me les a offertes. Là-bas, cela pousse sur des lianes immenses. Elles ont, paraît-il un goût exquis, mais gare à qui s’y laisse prendre ! C’est un poison mortel et fulgurant. En Guyane, il y a des forêts telles que tu ne peux pas les imaginer. Immenses comme la mer, profondes comme l’enfer. Les indigènes qui y vivent cueillent les piments des bois, les pilent et les mélangent à une sève épaisse comme de la poix. Ils enduisent de cette mélasse la pointe de leurs flèches. Le résultat est garanti. Homme ou animal, rien ne peut résister à ce poison.
— Oui, mais comment l’administrer ? Je ne me vois pas enduire une pointe quelconque et en percer le cœur de Monsieur de Noz !
— Qui est le maître dans la cuisine de ton lieutenant ?
— Moi, bien sûr !
— Ne t’ai-je pas dit qu’elles sont exquises ? Tu épices la viande de ton lieutenant avec des piments des bois et, lorsqu’il est bien mort, tu cours te cacher à l’endroit que nous allons définir ensemble. Le jour même, je te fais passer sur le Brillant et je te planque dans la cale. Fais vite. Le temps presse maintenant.