bretagne ete 2008 001

La fuite

Au petit jour, lançant la chasse à l’homme, le canon, le très fameux tonnerre, gronda du côté du bagne. Jean Mor n’y porta pas la moindre attention. A Brest, un bagnard qui s’évade, sans doute déjà repris, cela faisait partie de la routine. Affalé sur sa couche, il guettait, entre deux vagues endormissements, le moindre craquement dans le silence de l’appartement.
Bientôt il entendit vaquer chez Madame de Plusquellec.
— Sans doute, la servante qui se met à l’ouvrage, pensa-t-il en se rendant compte de l’absurdité, voire de la stupidité de sa position.
Dans peu de temps on allait trouver le corps de Madame de Plusquellec puis celui de Claude de Noz et lui, engourdi par la servitude semblait attendre d’être pris. Pourquoi, diable, ne s’était-il pas enfui alors qu’il était encore temps ? Huit heures sonnèrent au clocher de Saint-Louis. Jean Mor, abasourdi, alla par habitude frapper à la porte de son maître.
— Entre, butor !
L’esclave sentit son cœur qui battait la chamade. En plus de ne pas être mort Monsieur de Noz se réveillait de très méchante humeur ! Il ne manquait que la veuve elle aussi en réchappe et la messe était dite ! N’importe qui ferait le lien entre sa bonne santé, l’indisposition des deux blancs et la poularde qu’il avait cuisinée. Comme une mouche au milieu d’une toile d’araignée, il était pris au piège.
— Maître, voulez-vous que je vous prépare quelque chose ? demanda-t-il en s’efforçant de maîtriser sa voix.
— Non, vas plutôt relever mon courrier au relais de la poste
— Oui, maître.
— Mais attention. Pas question de traîner. Juste un aller-retour. Tu prends les lettres et tu reviens.
Jean Mor n’en croyait pas ses oreilles. Une porte s’ouvrait alors qu’il se croyait au fond du gouffre.
Jean Mor chercha un équilibre entre l’obéissance aveugle et la désinvolture. Surtout ne pas donner l’alerte en se montrant trop impatient. En s’efforçant au naturel, l’esclave ouvrit la porte et se glissa dans l’escalier. Son cœur lui sembla prêt à rompre quand, avec une discrétion de chat, il passa devant le palier de la veuve ; mais, lorsqu’il entendit distinctement qui gourmandait sa bonne. Alors, oubliant la prudence qu’il s’était imposée, il dévala les dernières marches et, hagard et haletant, il se jeta dans la rue de la Rampe. Cette veuve était son oiseau de malheur. Elle avait bouleversé le plan qu’il avait longuement mûri avec Rodin. Maintenant, il n’était plus question de se terrer dans cette anfractuosité sous le château qui servait quelquefois de refuge aux pêcheurs à la ligne. Bien sûr, en cette saison, par le froid et la pluie qui régnaient, personne ne viendrait ; Rodin non plus. Le mulâtre avait l’instinct trop sûr pour se jeter dans la gueule du loup. A présent, tout devenait d’une évidence à vous désespérer. Dans moins d’une heure la veuve allait monter chez Claude de Noz et le cri : « Au poison ! » vite relayer par la rue, prendrait Rodin de fouet à quelque endroit qu’il puisse se trouver, chez son traiteur que chez le comte de Grasse. Alors, c’était couru d’avance, il ferait le gros et ne bougerait pas. Rien à redire, c’était de bonne guerre et lui-même à sa place en aurait fait autant. Qu’importe, il avait beau comprendre, cela ne l’empêchait pas de ressentir une sourde amertume. Cependant, s’il ne voulait pas être harponné dans la rue, il lui fallait trouver un refuge d’urgence.
Alors, comme n’importe quel animal aux abois, il se lança sur la seule piste qui lui semblait capable de lui offrir une parcelle d’espoir.
— Eh, black cat, te v’là donc ! s’égaya Iffig Troadec en le voyant surgir devant lui comme un fantôme jaillissant de la pluie. Monte mon négro, monte ! Je suis à ton service !
Cette fois encore il aboutit à l’Épée Couronnée. Corentin Thépault s’y trouvait comme toujours à la table centrale. Il ne l’évita pas, mais, sciemment, pour la seconde fois, il négligea de s’enquérir de sa situation auprès de Claude de Noz. A l’évidence, le vieux forban, qui avait pressenti quelque chose de très grave, trouvait qu’il avait déjà assez sur ses propres épaules. Néanmoins, sa réticence le rendant mal à l’aise, autant pour témoigner de son amitié que se faire pardonner, au lieu du cidre habituel, il commanda une cruche de vin. Dès le troisième gobelet, Jean Mor se sentit un peu moins accablé. Au troisième pichet l’avenir lui sembla, peut-être, pouvoir s’envisager sous un angle meilleur.
Corentin Thépault était plus aguerri que Jean Mor en matière d’ivresse, mais lui aussi avait envie de se laisser aller. Alors, entre ces deux hommes qui savaient que, sans doute, ils ne se verraient plus, ce fut, dans le silence, un de ces profonds élans de fraternité tel que les hommes arrivent parfois à partager.
Ce fut alors un de ces moments de fraternité que les hommes, du fond de leur conscience obscure, connaissent quelquefois.
Mais rue de la Rampe les choses se précipitaient plus vite que Jean Mor ne l’avait espéré. Il n’y avait pas deux heures qu’il avait fuit que déjà Madame de Plusquellec grimpait déjà chez Claude de Noz. Elle explora l’appartement d’un œil à percer les murailles et quand elle découvrit que l’oiseau avait abandonné le gîte, sa fureur foudroyante monta encore d’un cran.
— En vous louant cet appartement, lâcha-t-elle implacable, je ne m’attendais pas à ce que vous fissiez part d’une pareille légèreté ! Seriez-vous donc le seul, à Brest, à ignorer la duplicité des nègres ? Et il paraît que vous avez séjourné aux îles ! En vous louant cet appartement, je ne m’attendais vraiment pas à pareille légèreté de votre part ! Mais dites-moi, qu’allez-vous faire maintenant ? Vous n’allez quand même pas attendre la troupe pour vous lancer à la poursuite de votre esclave !
Le lieutenant laissa passer l’orage. De quel droit cette mégère prétendait-elle lui dicter sa conduite ? Allons, qu’on lui laisse un instant pour recouvrer ses forces et, sans demander l’autorisation de personne, il allait s’élancer sur la piste encore chaude de Jean Mor. Que diable, dans ce port qui conservait dans sa mémoire vive le souvenir du fabuleux cortège des ambassadeurs du roi de Siam, comment voulez-vous que passe inaperçu qu’un jeune noir affublé d’une veste et d’un pantalon rouge ! Alors, histoire de ne pas perdre la face devant la veuve, il s’infligea dix minutes d’attente avant de se lancer comme un veneur sur les brisées de son esclave.
La trace était facile à suivre. Elle le mena sans coup férir jusqu’au bac si bien, qu’aux alentours de 14 heures, Iffig Troadec le déposa au pied de la chapelle Notre-Dame de Recouvrance. On le sait, L’Épée Couronnée n’était plus qu’à deux pas que de Noz parcourut le sabre entre les dents. Dès qu’il fut à l’intérieur du cabaret, sans un regard pour Corentin Thépault, saisissant son esclave par le collet de son habit de carnaval, il se chargea de le dégriser en le giflant à toute volée. Jean Mor ne broncha pas. Les esclaves repris, il l’avait vu maintes fois à l’Etoile, ne songent pas à se défendre. Ils n’ont pas d’autre choix que de se montrer dociles en attendant que se présente une nouvelle occasion. Jean Mor était dans cet état d’esprit. Un court instant, il revit Corentin lui frapper sur l’épaule en camarade en lui donnant du matelot. C’était à peine la minute d’avant, mais, à présent, il lui fallait laisser loin derrière lui ce frêle îlot d’humanité. Alors, non comme une brebis que l’on mène à l’abattoir, mais comme un homme qui, faute de pouvoir se défendre, se résigne devant la barbarie, il se laissa mener jusqu’au bac, puis à travers la ville, ravie de ce spectacle, jusqu’au château Plusquellec où, après avoir repoussé la veuve qui hurlait à la mort, de Noz le propulsa sur sa paillasse où il lui lia par les bras, les jambes et le milieu du corps.
— Comment, canaille ! tonna le lieutenant au comble de rage. Je t’arrache à la plantation … je fais de toi mon serviteur … je te promène à travers le monde … Je te laisse aussi libre que ton service le permet … et toi, pour me remercier de mes bontés, tu veux m’empoisonner ! Tu désertes ! Tu veux me faire passer pour un tyran cruel et insensible ! Car des complices, n’est-ce pas, tu en as à la pelle ! Comment aurais-tu pu inventer ça tout seul ? Tu es loin d’être assez finaud …
La suite bien sûr était à l’avenant. On connaît trop ces discours que nous servent depuis la nuit des temps les Tartuffes de tous bords pour vouloir à tout prix les reproduire ici. Autant vouloir figer le reflet de la lune sur le fil du courant. Illusoire, inutile et pour tout dire abscons.
— Alors, négro, te décide à dégoiser ? hurla le lieutenant qui, maintenant qu’il s’était justifié à ses yeux, voulait mener son enquête jusqu’au bout.
Jean Mor frissonna dans ses liens. Jamais encore il n’avait vu son maître se livrer aller à de tels écarts de langage.
— Maître, je n’ai jamais voulu empoisonner personne, dit-il en s’efforçant de masquer sa terreur. J’ai confondu le persil et la ciguë en voulant épicer la poularde.
— Me prendrais-tu pour un crétin ? Depuis quand ajoute-t-on quelques brins de ciguë aux herbes de cuisine ?
Jean Mor frissonna dans ses liens. Il en savait trop sur l’absolue férocité des blancs pour espérer que même ici, à des milliers et des milliers de lieues de la Martinique, elle ne s’abattrait pas sur lui avec la dernière des violences.
— Maître, larmoya-t-il par pur réflexe de survie, je le jure, c’est pas moi qui ai eu cette idée, mais Louis Rodin qui m’a donné des graines de piments des bois les mêler à votre manger.
— Qu’est-ce encore que cette invention ! Et, d’abord, qui est ce Louis Rodin ?
— Maître, vous l’avez déjà vu. C’est le mulâtre de Monsieur de Grasse. Il m’a donné dix-huit graines et il m’en reste quelques-unes. Il dit qu’elles viennent de Guyane.
Claude de Noz frémit rétrospectivement. Il hésitait à parler de chance, mais, tout de même, que son esclave, au lieu de chipoter, ait employé toutes les graines et, cela n’aurait pas fait un pli, il serait raide mort et Madame de Plusquellec avec lui. Décidément, Monsieur Laverdin de l’Etoile avait raison, mettez deux nègres ensembles et ils ne penseront qu’à vous prendre la vie. Nègre et poison c’est du pareil au même. A présent son devoir était clair. Certes, il allait châtier Jean Mor de manière exemplaire, mais, d’abord, il lui fallait débusquer le mulâtre pour lui faire subir le même sort. Il en était certain, Monsieur de Grasse n’interviendrait en rien. Le comte était trop grand seigneur pour se salir les mains. Il se tiendrait loin du scandale.
Le lieutenant était trop bon pisteur pour que Rodin ait une chance. Le dénicher ne fut pour lui qu’un jeu d’enfant. Claude de Noz le rafla chez Maître Jans, le traiteur de la Grand’ Rue, où le mulâtre avait, comme si de rien n’était, repris son apprentissage. Il harponna au passage deux portefaix, car, Rodin ne lui appartenant pas, il lui fallait deux témoins pour attester son bon droit, et conduisit, manu militari, le mulâtre au corps de garde de garde de Saint-Louis.
— Conduisez-moi ça au château et faites-le enfermer, ordonna-t-il sans autre forme de procès.Personne ne s’offusqua. De Noz était un homme de qualité, un officier de la Royale et, dans le Brest d’alors, cela valait blanc-seing. Il pouvait faire incarcérer quelqu’un, a fortiori son domestique, sans avoir à en rendre compte. La suite, s’il y en avait une, lui donnerait comme toujours raison. En ce siècle, qui s’affirmait comme celui des Lumières, toutes les lettres de cachet n’émanaient pas du roi.
A Jean Mor maintenant !
Au château Plusquellec, le nègre, à demi étouffé dans ses entraves, gémissait et se tordait sur sa paillasse pour tenter de se donner de l’aise. De Noz aurait aimé le faire mourir à petit feu ; lui infliger la palette complète des tortures raffinées que l’on pratique aux îles lorsqu’un esclave en fuite a été rattrapé. Mais on était à Brest. Et à Brest, même si la vérité oblige à dire qu’on n’est pas moins cruel, la loi impose quelques formes. Mais sa soif de vengeance était si ardente qu’il lui fallait agir sans plus attendre. Alors, empoignant son épée d’officier, il se mit à frapper son esclave, à coups redoublés du plat de la lame tandis que la veuve, qui s’était invitée dès les premiers hurlements de Jean Mor, trépignait de plaisir.
Ce n’est certes pas la pitié qui arrêta le lieutenant, mais à cogner si fort dans un espace si réduit, son bras s’engourdissait et la crampe guettait. Voyant alors le sang noir qui maculait l’habit écarlate de Jean Mor comme s’il l’avait fait tailler pour ça, il éclata de rire puis trancha ses entraves. Il prit garde bien sûr à ne pas libérer les poignets.
— On ne savait jamais avec ces moricauds, continua-t-il, hilare, en précipitant Jean Mor dans l’escalier sous les vociférations de la veuve au bord de l’hystérie.
Il lui fit dévaler les marches avant de le traîner à son tour au poste de garde de Saint-Louis où, désireux de conduire en personne son esclave à la geôle, il réclama qu’on l’escortât.
Le plus simple, le plus rapide aussi, était sans doute de passer par le travers de la ville, mais c’eût été alors faire fi de la folie sadique de Noz à laquelle, pas un soldat du régiment de Karrer qui composait la garde, n’était en mesure de s’opposer.
— On a tout le temps, décida Claude de Noz en prenant la tête du convoi. Suivez-moi. Nous passerons Kéravel, la place des Médisances et le chemin de l’Arsenal.
Crachats, grêle de coups, hurlements de mégères, malgré les tourbillons de vent glacé et de crachin, on n’était plus à Brest, mais à Rome un jour de triomphe et dans ce défilé barbare, si Claude de Noz se prenait pour César à son retour d’Égypte, Jean Mor, tenu en laisse par le cou, était le captif attaché au char du vainqueur.
Quel soulagement quand, dès la poterne et ses lourdes portes franchies, le lieutenant, se désintéressant pour l’instant de son sort, le remit aux mains des soldats de la garnison qui se chargèrent par un escalier aussi étroit que raide, de le pousser dans les entrailles de la terrible forteresse.
—Voilà de la compagnie pour toi, ricana le porte-clés en le précipitant dans le cachot, je crois que vous vous connaissez !
Une telle obscurité régnait dans le cloaque que Jean Mor, encore abasourdi par la violence de la foule, dû faire un sérieux effort pour reconnaître, à la chiche lueur qui tombait d’un soupirail armé de forts barreaux, la silhouette avachie de Louis Rodin. Le prisonnier dardait vers lui des yeux fiévreux.
Il ne restait rien du rutilant mulâtre si fier de sa liberté. Que ses vêtements soient en lambeaux, que le sang se coagulât sur sa fine chemise, cadeau de Monsieur de Grasse, dans leur situation, hélas, ce n’était que normal ; mais ce qui frappa Jean Mor au cœur, ce fut de découvrir l’oreille gauche déchirée de son ancien complice. Ce n’était pas la pire des plaies de son camarade, mais de voir, qu’avec tout le sadisme que ce cela impliquait, on ait pu lui arracher son anneau d’or, symbole des marins, des hommes d’aventures et des nègres affranchis, brisait en lui le peu qui lui restait d’esprit de résistance.
Jean Mor essaya de ramper vers ce sac aux contours humains qu’était devenu le mulâtre, mais le regard haineux du prisonnier arrêta son élan.
Jean Mor se rencogna. Il le savait, ce que lui reprochait Rodin, ce n’était pas tant sa trahison, mais la maladresse extrême dont il avait fait preuve pour administrer le poison à son maître. Pour le mulâtre, tout découlait de là.<
Alors s’évanouit pour Jean Mor le peu qui l’attachait encore à l’espèce des hommes.