Le monde ne garde souvent à l’esprit dans une société humaine que l’état du pire, la graveleuse condition dans laquelle on s’épie.

Et puis, se penche vers vous, sans que cela ne soit dû au hasard, la possibilité d’une rencontre dans l’estime. C’est là que j’ai rencontré Henri Corbin, cela fait bien longtemps. Comme il me l’écrivait lui-même : cette longue et affectueuse amitié sous l’investiture des clartés nouvelles. Nous nous sommes, en effet, rencontrés au lieu de la poésie pour laquelle il avait le souci de la minutie portée à la pointe de la parole, là où se joue, dans la chose écrite, l’horizon du poème.

Cette rencontre avec Henri Corbin relève de cette joie rythmée par les mille eaux des intrigues de la langue. Ne point répudier son utopie consubstantielle – au lieu même où on risque de se brûler les ailes – pour dire l’essentiel : le murmure enchanté des retrouvailles avec sa terre, sa passion pour le monde des humbles, la beauté de l’amitié. Et puis il y a la femme et la danse violente du désir. Et cette atmosphère dans laquelle naissait l’appétence.

Voilà ce que nous lisions chez Henri Corbin qui travaillait au poème avec la sérénité des voix qu’il inventait pour remonter les allées de la vie. Car il fallait toujours, malgré les difficultés, s’éveiller à la vie dans la beauté servie par la chorégraphie des mots.

« La joie se donne, écrivait-il, à de lointaines splendeurs.
Dans la grande blessure du monde :
Ce cœur bordé d’épaves. »

Naissance et douceur inventées dans ses propres jeux de lumières. Terre nimbée de semences. Processions païennes. Nuptiale des mers convoquées en identité caribéenne. Henri était en poésie l’homme des plus folles tendresses, mais il était également le poète des saintes révoltes contre les exactions marquantes.

Convaincu que, dans  le combat décolonial, il n’y avait pas en face de parfaites armures chez les prédateurs, il célébrait l’histoire en poésie, ne laissant rien au silence complice. Ainsi son texte intitulé Le Sud rebelle, célébrant les combattants de l’Insurrection du sud, texte qui lui valut le Prix Frantz Fanon.

Il aimait ensauvager le désir, favoriser son pouvoir détonnant. Mais il aimait tout autant se circonscrire dans la contemplation, dans le toucher du corps énigmatique du monde, dans la nourriture des miroirs : ceux du sacré, ceux de la culture païenne, ceux délibérant de la parole narrative qui dit les secrets du notre monde.

Dans sa pièce dramatique Le Baron-samedi, à propos duquel j’avais écrit un texte intitulé Danse de vie et de mort, Henri opéra une sorte de percée génésique dans les impondérables de notre monde spirituel, celui que nous considérons trop souvent comme un jadis ou un lointain à bannir, où nous refusons de voir les visages de la nuit. Je soulignais à quel point il osait approcher, au son du tambour et de la flute poétiques, nos semailles caribéennes.

La Caraïbe a toujours été pour lui notre maison commune, le lieu élargi de nos quatre-chemins qu’il aimait emprunter. Je connaissais son amitié et son admiration pour les poètes vénézuéliens Vicente Gerbasi et Juan Calzadilla. Au Venezuela, il avait dédié des petits poèmes d’amour et la République Dominicaine l’avait accueilli à bras ouverts. Il publiait dans ces pays en français et en espagnol, flânant dans les champs linguistiques à la manière d’un papillon souriant et paisible, absorbant le rayonnement solaire.

Dans son recueil La Lampe captive, Henri avait écrit ceci :

« Les morts sont oubliés, les roses se referment.
Une étoile regarde la tombe. »

Un poète meurt. Je relis attentivement ses textes. Car, dans ses textes, son âme est là, offerte.

Et, malgré la peine, cela au moins me réjouit.

André LUCRECE
Avec l’autorisation d’André Lucrece