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La place des Médisances

A cette époque, comme il y a peu d’années encore, l’arrivée d’un navire était une fête pour les Brestois. Ce jour-là, il sembla que l’appontement du Zéphyr fut particulièrement célébré. De Laninon jusqu’à la place des Médisances, la foule se pressait, avec des sentiments mitigés où dominait l’admiration, pour voir ce navire qui arrivait des Indes. En effet, si le monde était depuis des siècles ouvert, les gens naissaient encore, se déplaçaient et mourraient, dans un espace réduit. Quelques lieues parcourues dans une vie tout entière. Ce qu’il y avait derrière l’horizon restait plein de mystère. Les continents lointains, les îles où l’on faisait le sucre et les épices, étaient une véritable nébuleuse et, aussi ouvert d’esprit qu’on fut, il était difficile de se figurer des hommes faits à notre image, vivants à des distances qui donnaient le vertige. De plus, peu d’équipages revenant au complet, la première curiosité était de savoir s’il y avait eu à bord, le typhus, la malaria, ou quelque autre fièvre tropicale et mortelle. Sans compter les canonnades, les abordages, les naufrages ou les échouages. Jean Mor regardait cette agitation avec les yeux de celui de celui qui a fait le voyage à l’envers. Rien ne l’étonna davantage que le détachement du Royal Corps de Marine qui rendait les honneurs. Ils étaient là, en habit, veste et culotte bleu-de-roi à parements, revers et collet rouges, chapeau bordé d’un galon jaune, guêtres de toile blanche montant plus haut que les genoux, perruque à catogan nouée d’un ruban noir. Tout ça pour une frégate qui revenait en faisant profil bas. A Saint-Pierre, seul le surgissement de voiles dans la rade après un gros cyclone, ou encore l’arrivée d’un négrier avec sa cargaison de chair fraîche, pouvaient faire naître une pareille excitation.

La place des Médisances était ainsi nommée parce que les femmes, mais aussi quelques messieurs à tricorne avides de rumeurs, avaient pris l’habitude de s’y retrouver pour commenter, bien charitablement comme il se doit, tous les potins de la ville de Brest. On aurait tort de ne voir là que des mégères ou des faux-culs en habits galonnés. On trouvait également chez ces gens assemblés s’agitant comme des bêtes sur un morceau de sucre, un vrai désir d’information. Aussi curieux que cela puisse paraître, la place des Médisances était aussi une gazette à ciel ouvert.

— Hé l’homme ! beugla Claude de Noz en appelant un portefaix.

L’homme s’approcha en tenant son bonnet avant de charger, sur l’injonction de Claude de Noz, le coffre de l’officier sur une sorte de brouette et les voilà partis, Claude de Noz ouvrant la marche, Jean Mor le suivant et le portefaix et sa brouette la fermant. Laissant à leur droite les bâtiments du bagne, ils traversèrent ainsi la place des Médisances puis s’engagèrent dans la rue de la Rampe. Comme toutes les rues de Brest la rue de la Rampe, montant par une pente assez sèche vers la rue de Siam qu’elle coupait à angle droit pas très loin de l’église Saint-Louis nouvellement construite, était étroite et tortueuse. La remonter, c’était explorer d’un seul coup la géographie intime de la ville. En bas, avec ses maisons tordues et noires, ses magasins d’accastillage, ses bouges à matelots, c’était le prolongement du port. Plus haut, les façades s’éclairaient, les pierres commençaient à se faire nobles, la bourgeoisie à s’installer. A la croisée de la rue de Siam commençait le domaine de la petite aristocratie brestoise. Gens de robe plus que d’épée, robins, avocaillons, petite noblesse qui, s’efforçant de ne pas déroger, avait vendu manoirs et château pour faire bâtir maison de ville. Madame de Plusquellec, veuve d’un conseiller à la sénéchaussée royale de Brest, était, si on ose s’exprimer ainsi, l’archétype de cette société de province arc-boutée sur quelques privilèges.
Mon hôtel, disait-elle en parlant de chez elle, mais ce n’était qu’une grande maison, un immeuble d’allure très vaguement classique, d’ailleurs bien trop vaste pour elle. Aussi, s’était-elle résolue, imitant en cela bien des propriétaires Brestois, à louer une   partie de sa maison à de jeunes officiers de marine qui trouvaient-là un chez eux entre deux embarquements.

Parlons un peu de Madame de Plusquellec que nous aurons à rencontrer souvent. Elle avait cinquante ans et, à l’harmonie intacte de ses traits, mais surtout à ses yeux d’un bleu profonds dont-elle jouait par habitude, on devinait qu’elle avait dû être belle et sans doute coquette. Même très épaissie, c’était une de ces femmes dont-on disait qu’elles avaient de l’allure. S’en étonnera-t-on ?
Madame de Plusquellec était un des piliers de la place des Médisances. Certes, comme tant d’autres, elle y allait recueillir l’information qui lui était refusée ailleurs, mais, avec ses commères qu’elle retrouvait là, elle faisait son miel de toute rumeur qui passait que, très vite, elle transformait en vérité d’évangile qu’elle se chargeait de diffuser très vite. Il ne servait à rien de tenter de lui faire entendre raison. Madame de Plusquellec était de cette espèce redoutable de ceux à qui il ne fallait jamais donner la parole, pire, de cette engeance qui s’en empare et ne la lâche pas. Elle avait son avis quel que soit le sujet, l’étayait de son expérience supposée, et ne permettait pas qu’on la coupât. Madame de Plusquellec tenait salon partout mais, à la différence de la marquise du Deffant ou de Julie de Lespinasse, chez elle, quoique son abord restât charmant, la controverse philosophique, la conversation intelligente, le bel esprit et l’échange, se transformaient en un monologue abscons, impérieux, proche de la logorrhée.

Telle était la personne chez qui Claude de Noz avait pris pension depuis des années. Il occupait à l’étage une chambre et ses dépendances qui formaient un petit appartement auquel il convient d’ajouter un réduit sans lumière, meublé d’un lit et d’une simple étagère où Jean Mor avait été déposé comme un simple paquet. Ajoutons que si, Madame de Plusquellec, avait été surprise de voir débarquer un moricaud chez elle, elle n’en avait rien montré. D’abord, à Brest, au siècle des lumières, il n’était pas aussi rare que l’on pourrait le croire qu’un officier de marine ait à son service un domestique nègre ; et puis, elle escomptait de cette présence sous son toit de quoi nourrir jour après ses commérages. Quant à Jean Mor, sur cette question du logement, il est juste de dire que son sort n’était pas très différent de celui des autres domestiques du quartier. Il n’était plus en mer, mais sur la terre de France. Alors commença son attente, son impatience de la liberté.